REDES- Revista hispana para el análisis de redes sociales

Vol.16,#8, Junio 2009

http://revista-redes.rediris.es

 

Le rôle des des réseaux sociaux dans l’activité économique: Le cas des restaurateurs lillois

Fabien Eloire1 -Universidad de Lille1 (Francia)

Resumen

Este artículo se sitúa en una doble perspectiva de sociología económica y de análisis de redes sociales. El enfoque que en ella se aplica no es egocéntrico, es decir, centrado en el nivel individual, sino que se trata de una visión sociocéntrica, o lo que es lo mismo, centrada en el nivel meso-social, sus estructuras objetivas y los procesos que lo gobiernan. Nos apoyamos en un caso empírico, el de trescientos restauradores instalados en la metrópolis de Lille, al norte de Francia, que reconstituyen una red completa interorganizacional. Tras haber explicado el modo en el que elaboramos nuestra población de forma empírica, nos interesamos por este mercado local de la restauración, tanto desde el punto de vista de la interfaz de producción (White) como desde el punto de vista del campo (Bourdieu). Mostramos la forma en la que dichas estructuras, económica y social, se articulan con la estructura relacional, entendida como el sistema de intercambio de recursos sociales (Lazega). De este modo, esperamos plantear una visión heterodoxa del funcionamiento de un mercado.

Palabras clave: red completa, recursos sociales, relaciones interorganizacionales – restaurantes.

Abstract

This article is rooted in two fields of research: economic sociology and network analysis. The network approach we develop here is not an ego-network approach based on the individual level of analysis, but is a socio-centric approach based on the meso-social level of analysis. We focus our attention on the objective structures that govern markets. We rely on the empirical case of three hundred restaurants’ owners situated in the area of Lille in the North of France. Our population reconstitutes an inter-organisational complete network. First, we explain how we have empirically constructed this population. Second, we present this restaurant industry, on the one hand as an interface of production (White) and, on the other hand as a field (Bourdieu). Third, we show how these economic and social structures are connected with the relational structure. In our view, the relational structure relates to a social exchange system of social resources (Lazega). Finally, our approach suggests a heterodox conception of how is running a market.

Key words: Complete network, social resources, inter-organizational ties, restaurants.

Résumé

Cet article se situe dans une double perspective de sociologie économique et d’analyse de réseaux sociaux. Elle met en œuvre une approche non pas égocentrique, c'est-à-dire centrée sur le niveau individuel, mais une approche sociocentrique, c'est-à-dire centrée sur le niveau méso-social, ses structures objectives et les processus qui le gouvernent. Nous nous appuyons sur un cas empirique, celui de trois cents restaurateurs installés sur la métropole lilloise dans le Nord de la France, qui reconstituent un réseau complet interorganisationnel. Après avoir expliqué comment nous construisons notre population empiriquement, nous nous intéressons à ce marché local de la restauration à la fois sous l’angle de l’interface de production (White) et du champ (Bourdieu). Nous montrons comment ces structures, économique et sociale, s’articulent avec la structure relationnelle, comprise comme système d’échange de ressources sociales (Lazega). Nous espérons ainsi proposer une vision hétérodoxe du fonctionnement d’un marché.

Mots clés: Réseau complet, ressources sociales, liens inter-organisationnels, restaurants.

Introduction

Depuis les années 60, en France, la « restauration de type traditionnel2 » fait face à l’apparition et au développement, d’une part, de la « restauration de type rapide », d’autre part, d’établissements franchisés, ou de chaîne, dans les centres-villes et les centres commerciaux périphériques. Cette situation tend à susciter, de la part des propriétaires d’établissements indépendants, le recours plus ou moins inévitable aux produits dits d’assemblage culinaire issus de l’industrie agroalimentaire. A travers l’industrialisation et la rationalisation de la production culinaire, émerge une forme spécifique de concurrence, par les coûts et par les prix, qui interroge les spécificités du savoir-faire artisanal des établissements gastronomiques pour lesquels le modèle économique est fondé sur l’idée que « les coûts importent peu, du moment que la qualité est là ». Le marché de la restauration traditionnelle tend ainsi à se polariser autour de deux modèles idéaltypiques d’entreprises, qui se différencient par leur qualité, de type artisanale et artistique d’un côté, et de type industrielle et fonctionnelle de l’autre (Mériot, 2002), et qui valorisent ainsi deux formes de réussite, symbolique et économique.

La restauration reste encore aujourd’hui, largement dominée par les petites entreprises indépendantes (juridiquement). Au sein de la métropole lilloise, dans le nord de la France, où se déroule notre enquête de terrain, le nombre d’entreprises n’a cessé de croître de façon assez régulière de +5 % en moyenne par an depuis les années 80. Ce qui ne doit pas cacher un taux de renouvellement élevé : en moyenne chaque année, 15 % des entreprises disparaissent, contre 20 % qui apparaissent. Ce contexte d’incertitude (au sens keynésien) face à l’avenir explique pourquoi ces professionnels cherchent à s’inscrire dans un double mouvement, à la fois individuel et collectif, de prise de position durable au sein du marché, et de régulation de l’espace marchand qu’ils contribuent ensemble à façonner. C’est ce double mouvement que nous tentons d’appréhender dans une perspective de sociologie économique néo-structurale. Nous plaçant dans une conception résolument hétérodoxe vis-à-vis de l’économie mainstream, nous cherchons à montrer que ce marché est moins gouverné par la rationalité instrumentale d’agents isolés, que par des formes de rationalité sociale d’acteurs interdépendants.

L’étude, dont nous présentons ici les résultats, porte sur une population d’environ trois cents restaurateurs. L’originalité de l’approche néo-structurale en sociologie (Lazega, Mounier, 2002 ; Lazega, 2008) réside dans le fait qu’elle s’attache à reconstituer les systèmes d’interdépendances relationnelles entre acteurs d’un même ensemble social. Se refusant à considérer le réseau comme un objet d’étude en lui-même et pour lui-même, c'est-à-dire comme une « forme d’organisation de l’action collective intermédiaire entre le marché et l’organisation » (Lazega, 1998, p.5-6), elle s’efforce plutôt d’analyser les liens qui s’établissent entre la structure d’un réseau et les autres structures sociale, économique, etc., ce qui implique la prise en compte d’une multiplicité de définitions de la notion de « relation sociale », et ce qui explique notre recours aux travaux de White (à propos de l’interface de marché ; 1981, 1992, 2002) et de Bourdieu (à propos du champ économique ; 1997, 2000). Plus particulièrement, la théorie néo-structurale met l’accent sur l’existence des phénomènes, appréhendables empiriquement à l’échelle d’analyse méso-social (entre le micro et le macro), que sont la construction de niches sociales et la concurrence de statut. De ces phénomènes dérivent l’existence de processus sociaux génériques, tels le contrôle social, la régulation, la solidarité limitée, l’apprentissage, etc. indispensables aux acteurs de la société organisationnelle contemporaine.

Après avoir, dans une première partie, présenté notre méthodologie d’enquête adaptée au niveau d’analyse interorganisationnel, nous présentons, dans une seconde partie, la construction sociale de la structure économique du marché de la restauration lilloise, et terminons, dans une troisième partie, par une analyse du phénomène de construction de niches sociales qui renvoie au fonctionnement du processus de solidarité limitée.

1. Méthodologie d’enquête

Pour appréhender le milieu de la restauration lilloise, nous avons réalisé deux enquêtes de terrain, l’une qualitative et exploratoire, l’autre quantitative par questionnaire. L’enquête exploratoire (avril - octobre 2005) a consisté en une dizaine d’entretiens semi-directifs avec des restaurateurs au profil diversifié (de la brasserie de quartier au restaurant gastronomique étoilé). L’objectif était de repérer l’existence de relations interorganisationnelles entre établissements de restauration, c'est-à-dire de ressources sociales susceptibles de circuler entre les restaurateurs. L’enquête quantitative (février -juillet 2006) a consisté en la passation d’un questionnaire en face à face auprès d’environ trois cents restaurateurs indépendants installés sur la métropole lilloise. Ce questionnaire comportait trois types de variables : les attributs des restaurateurs eux-mêmes (parcours professionnel, engagement associatif, caractéristiques sociodémographiques, etc.) ; les attributs de leurs établissements (taille, nombre de salariés, prix pratiqués, type de cuisine, etc.) ; et les relations que ces restaurateurs entretiennent entre eux, des relations que notre enquête exploratoire nous permet de décomposer en différentes ressources sociales. Dans cet article, nous en mobilisons principalement deux : les discussions de conjoncture, d’une part ; les échanges d’informations intéressantes d’autre part.

1.1. Les ressources sociales

Les discussions sur la conjoncture sont des discussions informelles, quotidiennes, conjoncturelles, que les restaurateurs, parce qu’ils se connaissent, ont entre eux lorsqu’ils se croisent : « On parle de nos chiffres d’affaires, de la conjoncture, des salaires, de tout ça… » [TGR28]. Cette ressource peut être interprétée, dans la perspective de White, comme l’un des moyens par lesquels, sur une interface de marché, les producteurs « s’observent entre eux »3 pour y prendre une position durable. De telles discussions sont, en effet, utiles aux restaurateurs pour mieux appréhender les fluctuations de leur clientèle (si, par exemple, une baisse est constatée, on l’appréhende différemment selon que les confrères affirment ou non la subir aussi). Les échanges d’informations intéressantes, sur le personnel, les fournisseurs, la cuisine, les produits, les questions juridiques, etc., sont non moins informels, mais impulsés par un esprit de coopération, d’entraide, de conseil mutuel4 : « Mon voisin m’a conseillé plusieurs choses y a pas très longtemps, (…) donc moi je lui renvoie la pareille suivant les bons plans que j’ai » [C3R92]. Cette ressource peut être interprétée, dans la perspective de l’approche sociologique néo-structurale, comme le signe de la présence éventuelle de niches sociales collectivement construites et entretenues, à savoir de sous-groupes d’acteurs entretenant des « relations spécialement denses, multifonctionnelles, durables et liées, directement ou indirectement aux activités de production ». Dans le monde économique, ces niches sociales s’interprètent comme des espaces où les acteurs s’autorisent à « suspendre partiellement et temporairement les comportements purement calculateurs » (Lazega, Mounier, 2002, p.318).

1.2. La construction de la population

Méthodologiquement parlant, il existe deux voies pour concevoir une analyse de réseaux sociaux : l’approche dite égocentrique, centrée sur l’individu, le capital social individuel ; et l’approche dite sociocentrique, centrée sur le groupe social, le capital social collectif (Laumann, Marsden, Prensky, 1983 ; Marsden, 1990). Nous nous situons du côté de la seconde approche, qui s’attache à reconstituer les systèmes d’interdépendances entre acteurs. Celle-ci requiert la reconstitution d’un réseau dit (abusivement, certes) complet. Dans le cadre de l’approche sociocentrique, le réseau complet désigne « un ensemble fini d’acteurs » (Lazega, 1998, p.5), ce qui suppose la recherche de frontières, et impose la création de limites, à l’ensemble social étudié. Cette opération trouve sa cohérence à l’échelle méso-sociale, où se déroule ce type d’analyse de réseaux.

Compte-tenu du caractère potentiellement infini du réseau social interorganisationnel des restaurateurs lillois, nous avons cherché à établir différents critères de sélection, afin d’arbitrer entre les nombreux espaces et ramifications qui le composent. La métropole lilloise, où nous réalisons notre enquête, compte environ mille huit cents restaurateurs indépendants. Notre population finale en compte trois cents : il s’agit donc bien d’une sous-population, mais qui n’a pas un statut d’échantillon représentatif au sens « statistique » ; cette sous-population est « théorique », c'est-à-dire fondée sur le principe de la « saturation », selon l’expression employée par Glaser et Strauss (1967). Plusieurs critères président simultanément à la construction de nos frontières empiriques : le critère géographique, c'est-à-dire la métropole lilloise, et quelques zones – rues, quartiers – choisies comme points de départ de notre enquête de terrain ; le critère institutionnel, c'est-à-dire lié à la définition initiale de notre objet d’études – des restaurateurs traditionnels, indépendants juridiquement, et en centrant plutôt notre attention sur la cuisine de type française (au sens large) ; et le critère relationnel, c'est-à-dire lié à la mise en place d’un processus de sélection itératif : chaque restaurateur cité par un autres restaurateur mais n’appartenant pas encore à notre liste y est intégré et interrogé à son tour. Toute la difficulté de l’enquête résidait dans notre capacité à réussir à clore le processus. L’expérience montre qu’on y arrive, même si la clôture n’est jamais parfaite, et forcément sensible au taux de non-réponses à notre questionnaire, qui est au final d’environ 10 %.

Ce type de sous-population « théorique » et « non représentative » nous empêche d’utiliser nos résultats du point de vue descriptif : les restaurants gastronomiques y sont, par exemple, surreprésentés. Mais, ce choix est lié à notre objet d’étude qui est centré non pas sur « les questions de distribution au sein d’une population globale », mais bien sur la reconstitution de « processus universels » (Becker, 2002, p.148).

2. Interface de marché et interactions

La sociologie économique dispose d’outils méthodologiques pour représenter un espace de marché à partir de données empiriques : le modèle W(y) de White en est un. Pour White, un marché composé de producteurs est une interface. Contrairement au marché néoclassique qui n’appréhende son objet qu’à travers deux faces (l’offre et la demande) et un seul angle (la rencontre de cette offre et de cette demande) ; White considère que « chaque marché est tripartite – fournisseurs, producteurs, acheteurs – ce qui confère à une interface deux types d’orientations possibles, soit une orientation upstream vers les fournisseurs ; soit une orientation downstream, vers les consommateurs » (2002, p.11). Cette double orientation implique que les producteurs sont « régulièrement équivalents » (Lazega, 1998, p.72), parce qu’ils sont en relation avec, d’un côté, le même type de fournisseurs, de l’autre, le même type de clientèle. Et c’est ce qui fonde, chez White, l’idée selon laquelle les producteurs sont interdépendants : ils « s’observent entre eux ». Individuellement, chacun cherche une « niche de qualité », c'est-à-dire une position relativement non-concurrentielle au sein de la structure de marché. Collectivement, tous participent ensemble à la construction d’une échelle de qualité, en ajustant leur production les uns par rapport aux autres. A la fois concurrents et collègues, les producteurs interdépendants assurent ensemble la viabilité (ou non) de l’interface de marché, à travers la coordination de leurs choix individuels.Individualmente, cada uno busca un “nicho de calidad”, es decir, una posición relativamente no competitiva en la estructura de mercado. Conjuntamente, todos participan juntos en la construcción de una escala de calidad, ajustando su producción respecto a los demás. A la vez competidores y colegas, los productores interdependientes garantizan juntos la viabilidad (o la ausencia de viabilidad) de la interfaz de mercado, mediante la coordinación de sus decisiones individuales.

2.1. Le modèle de White

Le modèle mathématique élaboré par White propose une représentation de la structure de marché au moyen d’un plan en deux dimensions5 (cf. Figure 1). La première dimension considère le volume de production, et la seconde, la qualité de la production. Au sein de chacune de ces deux dimensions, White prend en compte à la fois les coûts engagés par chaque restaurateur, et la satisfaction de la clientèle au niveau agrégé. Les variables utilisées pour construire les axes sont : le nombre de clients moyen par service, la valeur du ticket moyen, la note de qualité6, le nombre de salariés, le nombre de couverts, le nombre de services.

Une fois construit, le plan se divise en zones où le marché est dit « viable », c'està-dire en mesure de se reproduire, et « non viable », c'est-à-dire en situation d’échec collectif. Les zones « viables » sont elles-mêmes divisées en trois souszones constituant une typologie de marché. Chaque établissement de restauration appartient ainsi à un type de marché, nommés paradoxal, ordinaire ou avancé, et possédant chacun différentes caractéristiques. Les restaurants situés dans le type paradoxal se caractérisent par une production « haut de gamme », une qualité élevée et des volumes de production (relativement) faibles. Par opposition, ceux du type avancé, portent leur attention sur les volumes produits : plus ils sont élevés, plus les coûts seront faibles du fait des économies d’échelle, mais la sensibilité à la qualité est faible. Le marché de type ordinaire apparaît, enfin, comme une situation intermédiaire : les coûts de production croissent avec la qualité mais la sensibilité au volume reste plus forte que la sensibilité à la qualité (Steiner, 2005 ; Favereau, Eymard-Duvernay, Biencourt, 1994).

Figure 1. L’interface de marché à partir du modèle de W(y) de White7.

2.2. L’application aux restaurateurs lillois

L’application à nos données empiriques8 (cf. Figure 1) fait apparaître que plus de 85 % des établissements de notre population sont situés au sein des zones dites « viables », selon la répartition suivante : le marché paradoxal rassemble 24 % des restaurateurs, le marché ordinaire, 27 %, le marché avancé, 34 %. Ces proportions ne sont, certes, pas représentatives du domaine d’activité dans son ensemble, mais compte tenu de la variété des gammes d’établissements que contient notre population nous pensons que l’ajout d’établissements supplémentaires ne viendrait pas déformer cet espace (ou alors à la marge), mais plutôt en renforcer la structure.

Une telle vision de la structure économique du marché des restaurateurs amène à considérer la concurrence entre eux comme partitionnée. En effet, au sein de l’interface plusieurs formes de concurrence coexistent. Du côté avancé, la concurrence se fait plutôt par les prix, c'est-à-dire par la capacité à produire moins cher que ses concurrents : on est plus proche de la théorie néoclassique. Du côté paradoxal, la concurrence se fait plutôt par la qualité, c'est-à-dire par la capacité à se faire reconnaître (par les pairs, par les clients) et à se rendre légitime à fixer des prix élevés : on est plus proche de l’économie de la qualité décrite, par exemple, par Karpik (1989, 2000, 2007) et qui nécessite toutes sortes de dispositifs de médiation (guides gastronomiques, revues spécialisées, appellations, labels, certifications, etc.) et d’institutions (associations professionnelles, syndicats), visant à construire collectivement les jugements et les classements des producteurs.

2.3. Les restaurateurs s’observent entre eux

Au sein d’une interface, outre que celle-ci est organisée en différents types de marchés relativement non-concurrentiels entre eux, White suggère aussi que pour déterminer leur niche de qualité individuelle et prendre leurs décisions en matière d’allocation des coûts (arbitrage entre qualité et volume), les producteurs « s’observent entre eux ». Pour vérifier ce postulat d’une articulation entre interface et réseaux sociaux, nous nous intéressons aux logiques qui sous-tendent les choix relationnels des restaurateurs. Nos analyses portent sur les réseaux de discussions et d’informations.

Centralités

Le premier constat est relatif aux scores de centralité moyens (degree, indegree, outdegree) des restaurateurs selon leur type de marché d’appartenance (cf. Tableau 1). On constate que les restaurateurs situés sur le marché paradoxal sont, en moyenne, mieux insérés dans les réseaux, que ce soit en termes de choix émis (outdegree) ou de choix reçus (indegree). Les différences sont faibles, en revanche, entre les restaurateurs du marché avancé et ceux du marché ordinaire. On voit ici jouer l’effet très direct de la réputation. Les restaurateurs du marché paradoxal, c'est-à-dire de l’espace haut de gamme et gastronomique du marché, sont donc non seulement reconnus pour leurs qualités culinaires, mais aussi connus, et beaucoup de restaurateurs du marché en général (paradoxal compris) affirment échanger avec eux des ressources sociales. L’activité relationnelle apparaît ici comme une composante de l’activité gastronomique, et comme une manifestation du fait que la qualité est le fruit d’une « construction sociale » (White, 1981, 2002). La qualité culinaire n’est pas seulement dépendante d’une forme de capital culturel spécifique à la restauration liée au diplôme9 et à l’expérience professionnelle, mais aussi des réseaux de liens d’interconnaissances et d’inter-reconnaissances, donc du capital social au sens de Bourdieu (1980), réseaux informels voire plus formels à travers, comme nous le verrons plus bas, l’affiliation à des associations professionnelles honorifiques.

Tableau 1. Centralité, intensité, asymétrie des réseaux sociaux en fonction des types de marché. Source : Eloire, 2008.

Homophilie dyadique

Après avoir mis au jour des différences d’investissement relationnel d’un type de marché à un autre, nous cherchons à saisir les phénomènes d’homophilie, du type « qui se ressemble s’assemble », susceptibles d’avoir cours au sein de l’interface. Nous référant à White, nous posons l’hypothèse que les restaurateurs ont plutôt tendance à choisir leurs relations parmi les collègues/concurrents qui leur sont proches dans la structure de l’interface, c'est-à-dire qui appartiennent au même type de marché qu’eux. Nous utilisons pour cela le logiciel Statnet10, dont les capacités de modélisation statistique permettent de mettre en œuvre des analyses de type ERGM11. Ces modèles permettent de détecter la présence, et de tester la significativité, de sous-structures de type dyadique et triadique au sein des différents réseaux. Le phénomène d’homophilie est, d’abord, probabilisé au sein des dyades (réciproques ou non). Ainsi, toutes les fois où une relation s’observe entre deux restaurateurs, le paramètre d’homophilie teste la probabilité que ces deux restaurateurs appartiennent au même type de marché.

Les résultats des modèles ERGM12 présentent des paramètres qui, au sein des deux réseaux étudiés, sont tous significatifs et positifs, sauf un (celui du marché ordinaire dans le réseau d’informations) qui est négatif (cf. Tableau 2). Ce résultat est donc congruent avec notre hypothèse de départ, et va dans le sens de White. Au sein du réseau de discussions, il existe bien une tendance des restaurateurs à discuter entre eux au sein de chaque type de marché. Au sein du réseau d’informations, les résultats s’avèrent plus nuancés : sur le marché paradoxal l’effet d’homophilie est le plus important, les « bons plans » et « bonnes affaires » sont d’autant plus fiables et pertinents qu’ils proviennent de restaurateurs ayant la même orientation culinaire ; même constat sur le marché avancé, où l’effet reste positif, mais est cependant plus faible ; le sens négatif du paramètre d’homophilie au sein du réseau d’informations, pour le marché ordinaire, est intéressant dans la mesure où les résultats semblent refléter la position intermédiaire de ces restaurateurs entre deux modèles de restauration (gastronomique ou fonctionnelle), et l’on peut penser que ces derniers, selon leur sensibilité ou leur ambition, cherchent plutôt à nouer contacts et à échanger des informations, non pas avec leurs semblables, mais avec des restaurateurs représentant, pour eux, des archétypes du modèle visé.

Réseau de discussions Réseau d’informations
Marché paradoxal +0,1429 (>0,01) +0.4148 (>0,01)
Marché ordinaire +0,1419 (>0,01) -0.0312 (>0,01)
Marché avancé +0,1814 (>0,01) +0.0556 (>0,01)

Tableau 2. Homophilie dyadique au sein des réseaux de discussions et d’informations en fonction du type de marché. Spource: Eloire, 2007; Logiciel Statnet.

Homophilie triadique

Dans la même logique, nous testons dans nos modèles ERGM un second paramètre, triadique, cette fois, qui représente le cycle, ou l’échange généralisé au sens que Lévi-Strauss confère à ce concept13. Alors que le paramètre d’homophilie dyadique que nous avons testé précédemment ne contient aucun effet de réciprocité, celui d’échange généralisé peut être compris, lui, comme une forme de réciprocité indirecte : A donne à B qui donne à C ; mais A ne recevra pas nécessairement et directement de B mais peut-être de C. Pour que la réciprocité indirecte fonctionne, chaque individu doit pouvoir être confiant (mais pas forcément conscient) sur le fait qu’un autre individu du réseau (et pas forcément l’interlocuteur direct) finira bien par lui « rendre la pareille ». D’un point de vue sociologique, la présence de ce paramètre est susceptible d’illustrer un processus de solidarité limitée au sein de l’ensemble social.

D’une manière générale, au sein de nos réseaux de discussions et d’informations, ce paramètre triadique est significatif et négatif : il n’y a pas de solidarité entre les restaurateurs en général. Lorsque nous introduisons l’appartenance à un type de marché14, tous les paramètres sont significatifs mais négatifs, sauf un, celui du marché paradoxal, qui est positif (cf. Tableau 3). Ces résultats ne vérifient donc pas comme précédemment notre hypothèse. L’effet négatif du paramètre d’échange généralisé dévoile avant tout le caractère stratégique des échanges de ressources entre collègues/concurrents : d’une part, la contrainte de réciprocité directe est forte, et celle-ci apparaît comme le moteur de la circulation des ressources de discussions et d’informations ; d’autre part, si les relations ont tendance à être homophiles au sein de chaque type de marché, l’échange indirect semble être proscrit. Quant au caractère positif du paramètre d’échange généralisé pour le marché paradoxal au sein du réseau de discussions, il constitue une autre manifestation du phénomène de construction sociale de la qualité, exprimant l’importance du développement les réseaux sociaux informels, mais aussi de l’existence de plusieurs d’associations, formellement constituées, et qui favorisent à la fois les rencontres, l’inter-reconnaissance et le partage de valeurs et de pratiques communes.

Réseau de discussions Réseau d’informations
Marché paradoxal +0,2549 (>0,01) -0.1275 (>0,01)
Marché ordinaire -0,3054 (>0,01) -0.3681 (>0,01)
Marché avancé -0,2565 (>0,01) -0.2914 (>0,01)

Tableau 3. Echange généralisé au sein des réseaux de discussions et d’informations en fonction du type de marché. Source: Eloire, 2007; Logiciel Statnet.

3. Champ et niches sociales

En tant qu’espace de production et d’échange marchand et non marchand, une interface de marché est aussi un champ au sein duquel agissent des forces sociales et symboliques, objectivées sous la forme de différents types de capital. C’est ainsi que le champ de la restauration lilloise se structure autour de quatre grandes dimensions socio-économiques : le capital économique15, le capital culturel spécifique lié au savoir-faire culinaire, le capital de reconnaissance sociale gastronomique, et le capital organisationnel (Eloire, Fagnoni, 2008).

En termes méthodologiques et statistiques, un champ consiste en une analyse des correspondances multiples (ACM) sur un jeu de variables qualitatives, ou quantitatives mises en classes, qui permet de tenir compte, simultanément, de l’ensemble des variables de notre questionnaire. L’unité d’analyse est ici le restaurateur, individualisé par ses attributs objectifs ; mais à chacun d’eux s’attachent aussi des caractéristiques organisationnelles, qui les inscrivent dans des collectifs, de travail (leur restaurant) ou autre (les syndicats, les associations commerciales ou honorifiques). Si les propriétés individuelles renvoient à des dispositions acquises et fondatrices des habitus, les caractéristiques organisationnelles renvoient aux positions et prises de positions individuelles, actuelles ou potentielles (à l’espace des possibles) au sein de la structure de l’interface ou du champ : style de cuisine, distinctions et récompenses obtenues, types d’affiliations professionnelles, engagement syndical, constituent autant de prises de position spécifiques au milieu de la restauration.

3.1. Le champ de la restauration lilloise

A l’échelle méso-sociale, le champ de la restauration lilloise (cf. Figure 2) rappelle la structure de l’espace social global (Bourdieu, 1979, 1994). L’axe horizontal (11,9 % de l’information de l’ACM) décrit une « structure en chiasme » : une relation symétrique et inverse tend à s’établir entre le capital économique, lié à la taille de l’entreprise, et le capital culinaire, lié aux diplômes, expériences et savoir-faire du restaurateur, de sorte que plus le volume de capital économique est élevé, plus le volume de capital culinaire est faible, et inversement plus le volume de capital culinaire est élevé, plus le volume de capital économique est faible. L’axe vertical 1(5,7 %) positionne les restaurateurs selon le volume de leur capital global. Trois formes de capital, sur les quatre mis au jour, contribuent à déterminer ce volume de capital global : le capital économique, le capital (culturel) culinaire et le capital (social) gastronomique, lié aux récompenses obtenues dans les guides Français type Michelin.

 

Figure 2. Hiérarchie des styles et spécialités culinaires. Source: Eloire, 2008.

En projetant en variable supplémentaire dans l’ACM les styles de cuisine, nous constatons que les positions au sein du champ (selon la structure et le volume de capital) déterminent les prises de position culinaires : la cuisine gastronomique est pratiquée par les producteurs qui concentrent à la fois capital culinaire et gastronomique ; la cuisine traditionnelle est exercée par ceux ne disposant d’aucune forme de capital (culinaire, économique, ou gastronomique) ; enfin, la cuisine de brasserie est adoptée par des restaurateurs peu dotés en capital culinaire, mais mieux dotés en capital économique16. Surtout, le champ ordonne ces styles en fonction des positions des établissements et des dispositions des restaurateurs. Une hiérarchie s’établit : au sommet, du côté du pôle gastronomique (situé en haut, à droite) on trouve la cuisine gastronomique ; puis la cuisine semigastronomique et la cuisine traditionnelle produit, dont l’exercice semble nécessiter, de la part des restaurateurs, un volume de capital plus élevé que la cuisine traditionnelle régionale et la cuisine traditionnelle française. Les restaurateurs pratiquant une cuisine traditionnelle régionale ont tendance à être mieux dotés en capital global que ceux pratiquant une cuisine traditionnelle française. Les cuisines brasserie et spécialités étrangères sont extérieures à cette hiérarchie, s’ordonnant du côté du pôle économique et fonctionnel centré sur la dimension du service rendu plutôt que sur l’artistique (Mériot, 2002). Cette double polarité qui caractérise le champ de la restauration (fonctionnelle et gastronomique) renvoie aux deux dimensions génériques qui entrent dans la construction de l’interface (volume et qualité) ; par ailleurs, les types de marché peuvent s’interpréter en termes de styles culinaires.

3.2. Le réseau d’affiliations des restaurateurs lillois

Les formes de statut social et économique, issues de la structure et du volume de capital des restaurateurs et de leurs prises de position individuelles en matière culinaire, s’institutionnalisent à travers l’émergence de différents types d’associations formellement constituées parmi lesquelles nous distinguons, les syndicats professionnels (comme l’UMIH ou Eurotoques), les associations à but commercial (comme Hourra Gand ou Lille Events) et les communautés de chefs, rayonnant à différentes échelles, du local (comme les Tables Gourmandes – une trentaine de Chefs soucieux de promouvoir la gastronomie régionale) au national (comme les Disciples d’Escoffier, Prosper Montagné, les Maîtres cuisiniers de France, Générations.C). L’existence de ces entités formelles prouve que l’action collective est envisageable entre des concurrents (cf. Figure 3).

L’étude sociologique des associations professionnelles est particulièrement intéressante puisque celles-ci développent des pratiques de sélection de leurs membres qui objectivent les hiérarchies sociales mises au jour par le champ. Dans les associations à but commercial, c’est l’appartenance à un même secteur géographique ou à une même gamme qui détermine l’appartenance. Dans les associations à but honorifique, l’adhésion est individuelle et volontaire, mais soumise à approbation des autres membres de l’organisation : des règles de cooptation des nouveaux membres sont institutionnalisées pour garantir la « qualité » sociale et professionnelle des entrants. La démarche est toujours à peu près identique : il faut justifier d’une « solide expérience professionnelle » (ce qui peut même donner lieu au remplissage d’« un questionnaire soumis à une commission d’enquête »), et être parrainé par deux membres de l’association, condition qui traduit à elle seule l’importance de l’étude des réseaux sociaux dans les milieux professionnels.

 

* Membres actifs uniquement.

Figure 3. Réseau d’affiliations sur le marché de la restauration lilloise. Source : Eloire, 2008. Réalisé avec le logiciel Pajek

Ces affiliations, notamment aux associations honorifiques, portent de fortes significations sociales et professionnelles. Elles constituent un vecteur essentiel de la construction de la profession et, à l’intérieur de la profession, de la « qualité » des produits et de leurs producteurs. Elles véhiculent néanmoins des conceptions différentes de la gastronomie se proposant, par exemple, tantôt de « préserver et transmettre l’héritage immense de l’art culinaire », tantôt de « tracer les nouvelles voies de la cuisine française ».

Du point de vue de l’analyse de réseaux sociaux, les liens d’affiliation nous permettent de dessiner un réseau « dual » de relations d’appartenance à des « collectifs sociaux significatifs » à travers lesquels « les relations interpersonnelles deviennent des rapports interinstitutionnels » (Pizarro, 1999, 2007). Mais dans le cas des restaurateurs lillois, ce réseau dual ne concerne qu’une soixantaine de restaurateurs de notre population. Par ailleurs, parmi ceux-ci, 50 % sont issus du marché paradoxal ; et cette proportion s’élève à 70 % lorsque l’on ne prend en compte que les affiliations à des associations de type honorifique. Ce constat rejoint celui que nous avons établi plus haut sur l’importance de l’investissement relationnel dans la construction sociale de la qualité : l’action collective est principalement (mais pas exclusivement) organisée et soutenue par des restaurateurs haut de gamme.

3.3. Des processus de solidarité limitée entre concurrents

Le marché de la restauration n’est pas composé de producteurs complètement isolés, poursuivant uniquement leurs propres fins comme le postule la théorie économique néoclassique. Des logiques collectives professionnelles se manifestent, mais dans lesquelles chaque restaurateur s’engage, individuellement, à des degrés variables (cf. Tableau 1) et selon des modalités diverses. La participation à la concurrence de statut économique ou gastronomique, l’affiliation à des collectifs formellement organisés dans la défense des intérêts (au sens large) de la profession, conduisent les restaurateurs à s’engager dans des relations interindividuelles de transfert et d’échange informels de ressources sociales. Ayant montré plus haut, les phénomènes de d’homophilie et de réciprocité dyadique et triadique qui les guident, nous nous intéressons, à présent, au phénomène de construction de niches sociales, sous-groupes informels au sein desquels certains restaurateurs sont susceptible de coopérer.

 

Figure 4. Comparaison des niches sociales au sein des blockmodels de discussions (4a) et d’informations (4b). Source: Eloire, 2008.

Le repérage des niches sociales

Le repérage des niches sociales au sein d’un réseau complet s’effectue grâce au blockmodel17 (White, Boorman, Breiger, 1976), fondé sur l’idée d’équivalence structurale (Lorrain, White, 1971). Cet outil statistique permet notamment une réflexion sur la notion de groupe en sociologie : deux acteurs structuralement équivalents ont les mêmes relations avec les mêmes personnes, mais cela n’implique pas pour autant qu’eux-mêmes interagissent ensemble. Le groupe social est ainsi défini de deux manières. D’abord, par les relations internes au groupe (ou densité intra-groupe) : ses membres ont-ils des relations entre eux ? Ensuite, par les relations externes au groupe (ou densité inter-groupe) : avec les membres de quel(s) autre(s) groupe(s) ont-ils tendance à être en relation ? Nous réalisons cette analyse sur les deux réseaux étudiés ici : les discussions de conjoncture et les échanges d’informations. Nous obtenons deux structures relationnelles très différentes (cf. Figure 4), l’une composée de huit blocks dont certains sont reliés entre eux, l’autre de cinq blocks non reliés. Tout block n’a pas le statut de niche sociale (ou sous-groupe) : seuls le sont ceux dont la densité des liens intra-groupe est relativement élevée ; les autres rassemblent des restaurateurs qui sont plus ou moins atomisés, et dont le seul point commun est d’être reliés avec d’autres restaurateurs, mais appartenant à des blocks différents.

Au sein du réseau de discussions, les niches sociales sont les blocks 5, 7 et 8 (cf. Figure 4a) ; et au sein du réseau d’informations, elles sont les blocks 5-6, et 5-7818 (cf. Figure 4b) ; les blocks respectivement 1 et 2-1 rassemblent, inversement, les restaurateurs isolés (qui n’ont aucune relation de discussion et d’information). Ce que mettent en valeur les blockmodels, c’est l’existence de formes de solidarité informelles et limitées au sein du marché : informelles car les niches sociales se développent dehors de toute existence juridique, limitées car elles se fondent sur un principe de discrimination (échanger avec certains, c’est évidemment exclure tous les autres). Ceci est d’autant plus visible au sein du blockmodel d’informations que, contrairement à celui de discussions, les blocks ne sont pas reliés entre eux : certes de l’information circule entre concurrents, mais c’est principalement au sein de niches sociales, et non entre elles, ou alors plutôt marginalement.

L’analyse et l’interprétation des niches sociales

Les restaurateurs qui composent les niches sociales du blockmodel de discussions (5, 7, 8) sont approximativement ceux-là mêmes qui composent les niches sociales du blockmodel d’informations (5-6 ; 5-7-8), mais au sein du second, les configurations sont différentes : ce qui lié d’une part à la nature de la ressource échangée (les échanges d’informations sont plus confidentiels et plus sensibles19 que les discussions de conjoncture), et d’autre part au phénomène de concurrence de statut. La description statistique des attributs des restaurateurs qui composent chacune des niches sociales montre en effet que ces constructions relationnelles ne sont pas déconnectées de la structure sociale (champ) et économique (interface) du marché de la restauration. A nouveau, il apparaît que les niches sociales tendent plutôt à se constituer entre les restaurateurs partageant des attributs liés à la qualité, c'est-à-dire étant possesseur d’un volume plus élevé que la moyenne de capital culinaire et de capital gastronomique, ce qui renforce l’existence des effets d’homophilie que nous avons diagnostiqués. Mais ce qui n’explique pas pour autant l’émergence de deux niches sociales distinctes (5-6 ; 5-7-8), au sein du pôle gastronomique du marché.

C’est à ce niveau de l’analyse que se marque le lien entre relations d’affiliation et ressources sociales, à travers une sorte de superposition de l’informel et du formel. Pour illustrer cela, nous effectuons un simple tableau croisé entre les liens affiliations et les deux niches sociales en concurrence sur le marché gastronomique (cf. Tableau 4). Le premier constat concerne la répartition, au sein des niches sociales, des membres des Tables gourmandes (en grisé). Composé d’une trentaine de membres, ce club local de chefs cuisiniers joue un rôle central et structurant dans la vie relationnelle de ce milieu professionnel local (cf. Figure 3), rassemblant les principaux Chefs locaux et se donnant pour objectif de promouvoir la gastronomie nordiste. Le tableau montre que ses membres se recrutent à part quasi-égale parmi les restaurateurs qui composent les deux niches sociales 5-6 et 5-7-8. Malgré son homogénéité apparente, ce Club des chefs lillois s’avère donc être un groupe hétérogène. Ce lien qui lie, formellement, les membres de l’association ne doit pas masquer la concurrence de statut à laquelle ils se livrent, et qui est visible dès lors que l’on s’intéresse aux échanges d’informations informels.

 

Tableau 4. Tableau croisé des liens d’affiliations et des niches sociales. Source: Eloire, 2008.

Le second constat nous permet d’aller plus loin dans la compréhension du phénomène de concurrence de statut. Lorsque l’on regarde où se recrutent les restaurateurs affiliés à des associations de type honorifique national, on constate que tous ou presque appartiennent à la niche sociale 5-6. Ainsi, la diversité des associations honorifiques, qui véhiculent des conceptions parfois fort différentes de la gastronomie, ne doit pas masquer la complicité objective de leurs affiliés dans l’échange d’informations. Ces restaurateurs, les plus reconnus, appartenant tous à la même niche sociale, semblent se considérer objectivement et mutuellement comme des interlocuteurs légitimes, malgré leurs divergences de point de vue sur la gastronomie. On peut interpréter cette forme de solidarité limitée, ils dont font preuve, comme un moyen d’alimenter et de préserver le statut dont ils sont les détenteurs, excluant par là même de leurs échanges les membres, moins prestigieux, de la seconde niche sociale. Autrement dit, là où l’on aurait pensé trouver de l’homogénéité, c'est-à-dire au sein du Club des Tables gourmandes, émerge en fait une structure en deux niches sociales de statut hétérogène ; et à l’inverse, là où l’on aurait pensé voir se développer des conflits et des tensions, c'est-à-dire entre les membres d’associations honorifiques véhiculant des conceptions différentes de la gastronomie, nous constatons plutôt une certaine complicité objective.

Conclusion

En conclusion de cette recherche, nous voudrions insister sur trois points : la capacité de la sociologie économique à proposer une vision hétérodoxe du marché ; la capacité de l’analyse des réseaux sociaux à mettre au jour des processus sociaux essentiels à la vie sociale et économique ; l’intérêt de l’approche dite sociocentrique pour la production de connaissances à l’échelle d’analyse méso-sociale.

La sociologie économique, en renouveau depuis les années 70 (Gislain, Steiner, 1995 ; Steiner, 1999 ; Lévesque, Bourque, et Forgues, 2001 ; Convert, Heilbron, 2004), s’institutionnalise autour de courants très divers, mais qui ont en commun de se retrouver dans la métaphore de l’embeddedness (Polanyi, 1944), qui postule que toute société a une économie, et toute économie ne peut se développer que dans une société. Ce postulat rend légitime l’étude des « structures sociales de l’économie » (Bourdieu, 2000) et donc des marchés comme « constructions sociales » (White, 1981, 2002). C’est dans ce vaste programme de recherche que nous inscrivons notre travail sur les restaurateurs lillois à propos desquels nous étudions trois types de relations sociales : les formes de capital, qui positionnent les restaurateurs dans un champ ; les affiliations formelles, qui les positionnent dans le processus d’institutionnalisation de la profession ; et les transferts et échanges les ressources sociales, qui les positionnent au sein d’un système relationnel.

Nous décrivons les liens qui existent entre ces différentes relations, et nous essayons de montrer comment un marché n’est pas seulement gouverné par les mécanismes de la concurrence par les prix, mais aussi ceux de la concurrence par la qualité. L’utilisation des réseaux sociaux comme outils d’investigation du marché permet de mieux caractériser la nature de ces phénomènes de concurrence. Les restaurateurs orientés vers le pôle gastronomique, notamment, développent une vie relationnelle, formelle à travers la création de Clubs, de syndicats, et informelle à travers la création de niches sociales. Sur ce marché nous décrivons ainsi les formes prises par le processus social de solidarité limitée, fondé sur des critères de réciprocité des liens et d’homophilie en termes de statut et de style.

Ces analyses sont rendues possibles par l’adoption d’une approche qui invite, non pas à focaliser notre attention sur l’individu, approche égocentrique, mais sur le groupe, approche sociocentrique. C’est ce caractère sociocentrique de notre population, son statut de réseau complet interorganisationnel, qui permet d’appliquer à nos données les concepts d’interface et de champ, et ainsi de produire une meilleure connaissance des phénomènes sociologiques à l’échelle méso-sociale (entre le micro et le macro). Cette échelle d’analyse nous semble particulièrement adaptée à la société organisationnelle contemporaine, c'est-à-dire une société gouvernée par de « grandes machines organisationnelles », dont font aussi partie les marchés, et dont le fonctionnement « exige des quantités inédites de coordinations étroites entre membres hautement interdépendants » (Lazega, 2008). Ces analyses du niveau méso cherchent à dévoiler les processus sociaux qui actualisent localement les inégalités à l’échelle macro, montrant par exemple : comment la concurrence de statut et les niches sociales informelles permettent la formation d’oligarchies locales (temporairement) solidaires ; comment un marché est loin de mettre les participants sur un même pied d’égalité, mais produit luimême ses propres hiérarchies et formes de statut ; et comment, loin de s’autoréguler, ce dernier a besoin, pour fonctionner, d’institutions dont la principale raison d’être est la réduction de l’incertitude sur l’avenir. Et c’est justement le fait de considérer l’incertitude (au sens keynésien) comme étant au cœur du marché qui fait de notre approche, une approche hétérodoxe (Bessis, 2008 ; Lavoie, 2004 ; White, Godart, Corona, 2008).

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1 Université de Lille1 eloire.fabien@wanadoo.fr. Ce travail, réalisé dans le cadre d’une thèse CIFRE, s’inscrit dans le programme de recherche ORIO (Observatoire des réseaux intra-et inter-organisationnels) et est financé par EDF R&D. Il s'effectue sous la direction d'Emmanuel Lazega en collaboration avec Sylvaine Nugier et Sébastien Fagnoni.

2 Au sens de la NAF (nomenclature des activités françaises), par opposition à la « restauration de type rapide ».

3 Ils s’intéressent aussi aux informations contenues dans les guides des restaurants locaux (Petit Futé, Chti, Office de tourisme, etc.)

4 Uzzi (1997) parle de « fine-grained information transfer » (« transferts d’informations pertinentes ») qui aident à la mise en place des stratégies d’entreprises et à augmenter les marges grâce aux « bons plans ». Dans notre enquête, cette ressource est corrélée avec le statut d’« ami » que les restaurateurs attribuent généralement aux partenaires avec lesquels ils affirment échanger des informations intéressantes.

5 Nous n’entrons pas, ici, dans les explications de la construction mathématique du plan.

6 C'est-à-dire la récompense décernée par les guides gastronomiques français nationaux

7 Je remercie Thomas Dallery pour son aide précieuse dans la réalisation de ce graphique.

8 Les quatre paramètres utilisés pour construire les axes sont : a = le nombre de clients moyen par service ; b = la valeur du ticket moyen + la note de qualité ; c = le nombre de salariés / le nombre de couverts * le nombre de services ; d = Indice de disponibilité des salariés par rapport aux clients.

9 En France, le diplôme n’est pas une condition d’exercice du métier de restaurateur.

10 http://csde.washington.edu/statnet/ 11 Exponential random graph models. 

12 Un modèle par réseau.

13 « A côté et au-delà de l’échange entendu au sens restreint – c'est-à-dire où deux partenaires interviennent exclusivement – on peut concevoir, et il existe, un cycle moins immédiatement perceptible, précisément parce qu’il fait appel à une structure d’une plus grande complexité ; c’est à lui que nous donnons le nom d’échange généralisé » (1967, p.271).

14 Ce qui revient à tester l’existence d’une homophilie triadique : lorsqu’un cycle existe au sein du réseau, les restaurateurs appartiennent-ils au même type de marché ?

15 Nous reprenons ici les variables utilisées pour la construction de l’interface.

16 Plus précisément, la gastronomie (c'est-à-dire la cuisine haut de gamme) se décompose en cuisine gastronomique et semi-gastronomique ; la cuisine traditionnelle (c’est à dire la cuisine de moyenne gamme) regroupe des spécialités très diverses, que nous avons regroupées comme suit : cuisine traditionnelle française (tous types de plats et de recettes françaises) ; cuisine traditionnelle régionale (plats à connotation régionale) ; cuisine traditionnelle produit (cuisine spécialisée sur un produit ou sur un concept particulier) ; cuisine traditionnelle étrangère (pizzeria, couscous, etc.) ; la cuisine de brasserie (plutôt bas de gamme) désigne les établissements qui font à la fois bar et restauration.

17 Réalisé avec le logiciel Ucinet : http://www.analytictech.com/ucinet/ucinet.htm

18 Les numéros des blocks au sein du blockmodel d’informations correspondent à ceux du blockmodel de discussions.

19 Les échanges d’informations sont fortement corrélés aux relations d’amitié entre les restaurateurs, aspect que nous n’abordons pas ici.