Alvaro Piña-Stranger [1] – IRISSO (CNRS – Université Paris Dauphine) [2]
Résumé
Divers auteurs ont montré l’importance des relations de collaboration inter-organisationnelles pour les performances, le mode de gouvernance ou la trajectoire des entreprises de biotechnologie. La plupart de ces travaux analysent exclusivement les accords contractuels passés entre les entreprises et leurs principaux interlocuteurs. Nous montrons que cette approche exclusivement économique présente une limite majeure : la nature des relations contractuelles ne permet pas d’étudier en détail la manière dont les acteurs coopèrent. Nous proposons d’élargir l’étude de ces relations inter-organisationnelles aux relations sociales, observées à travers l’échange de ressources au niveau inter-individuel. Une étude empirique portant sur les dirigeants de l’industrie des biotechnologies dans le secteur de la santé humaine en France nous a permis de cartographier les relations qu’ils entretiennent et les ressources qu’ils échangent entre eux. Nos résultats confirment l’existence d’un système d’échange dense et multiple. Il présente une distribution hiérarchique des divers types de ressources, où le centre se différencie de la périphérie par des relations plus denses, plus multiples et plus réciproques. Toutefois, l’analyse comparée des différents réseaux révèle que les relations de conseil sont très centralisées, alors que celles d’amitié suivent une distribution plus homogène. Nous suggérons que ce phénomène participe d’un mécanisme de compensation permettant aux acteurs moins centraux d’entretenir des relations inter-organisationnelles. Enfin, deux normes du processus de coopération, mises au jour par le comportement relationnel des acteurs, ont été découvertes. Nous suggérons qu’elles reflètent en partie le difficile processus d’ajustement qui doit traverser un projet scientifique pour sortir de l’univers de la recherche académique et se développer dans une structure privée : l’entreprise de Biotech.
Mots clés : industrie des biotechnologies – analyse des réseaux sociaux – processus de coopération – relations inter-organisationnelles.
Abstract
Various authors have shown the importance of collaborative relationships for inter-organizational performance, the mode of governance or the trajectory of biotechnology companies. Most of these works analyze the exclusive contractual agreements between companies and their main relationships among individuals. We show that this purely economic approach presents a major limitation: the nature of contractual relationships does not explore in detail how players cooperate. We propose to extend the study of these inter-organizational social relations, seen through the resource exchange in inter-individual. An empirical study on the leaders of the biotechnology industry in the area of human health in France has allowed us to map their relationships and resources they exchange them. Our results confirm the existence of a system of exchange dense and multiple. It presents a hierarchical distribution of various types of resources, where the centre is different from the periphery relations denser, more numerous and more reciprocal. However, comparative analysis of different networks reveals that the relationships of the board are highly centralized, while those of friendship following a more even distribution. We suggest that this phenomenon is part of a compensation mechanism to less central actors to maintain inter-organizational relationships. Finally, two standards of the cooperation process, revealed by the relational behaviour of actors, have been discovered. We suggest that they reflect in part the difficult process of adjustment that must cross a science project out of the realm of academic research and develop in a private structure: the biotech company.
Keywords: Biotech industry - Social Network Analysis - cooperation - inter-organizational relationships.
1. Introduction
L’industrie des entreprises de biotechnologies incarne des enjeux sociaux et économiques majeurs. Dans le domaine de la santé humaine[3], les nouvelles connaissances issues des sciences du vivant sont depuis 30 ans en train de modifier[4] l’industrie des produits thérapeutiques, ainsi que la vie des millions de patients concernés par ses innovations. La découverte de nouveaux médicaments pouvant combattre des maladies mortelles, ou pouvant améliorer la qualité des traitements existants, repose en grande partie sur les quelques milliers de petites et moyennes entreprises (PME) en Biotech reparties dans le monde. A mi-chemin entre la recherche académique (RA) et les grandes entreprises pharmaceutiques (Big-Pharmas), les entreprises de Biotech jouent un rôle moteur dans le transfert des connaissances scientifiques vers d’autres domaines de la vie sociale. Elles ont notamment une importance croissante dans les secteurs sanitaires, académiques, politiques, industriels et financiers. Ces entreprises innovantes, à fort potentiel de croissance, font l’objet d’énormes investissements publics et privés. Les pays développés se battent pour améliorer les conditions économiques et scientifiques leur permettant d’accueillir et garder ces entreprises.
Cependant, le développement d’un nouveau médicament est un pari très risqué. Les projets scientifiques qui trouvent du financement sont peu nombreux. Parmi ceux qui sont financés, la plupart échue avant d’arriver avec un produit sur le marché. Les entrepreneurs scientifiques qui s’engagent dans la création d’une entreprise ont la difficile mission de « transférer » une découverte scientifique du monde de la RA vers le secteur privé, afin de développer ses potentialités thérapeutiques. Si tout se passe bien, ils y passeront une bonne partie de leur carrière car le temps nécessaire au développement d’un médicament est très long : il doit parcourir un chemin d’entre 10 à 15 ans pour arriver jusqu’aux lits des patients.
Le premier objectif-obstacle que l’entrepreneur doit surmonter est celui de la propriété intellectuelle. En France, des nombreux laboratoires sont sous la tutelle de plusieurs organismes publics. Ces derniers sont copropriétaires des brevets ayant été déposés par leurs scientifiques. L’entrepreneur doit négocier avec ces organismes et promouvoir un accord entre eux afin d’obtenir les licences permettant de « sécuriser » financièrement le travail de recherche et développement (R&D). Le deuxième objectif-obstacle concerne les ressources financières que ce travail nécessite. Les brevets et l’équipe scientifique sont généralement les seuls actifs sur lesquels les entrepreneurs comptent au moment de présenter leur projets aux capitaux-risqueurs (VC). Si ces derniers entrent dans le capital de l’entreprise, ils amèneront avec eux l’argent nécessaire au développement des projets, et deviendront en échange copropriétaires de l’entreprise. Souvent 3 ou 4 levées de fonds sont nécessaires avant de pouvoir introduire l’entreprise dans un marché public. Dans ce parcours, des collaborations peuvent être signées avec les Big-Pharmas. Typiquement, elles fournissent l’argent et l’expérience nécessaires aux dernières phases de développement. Enfin, ce parcours n’est possible que si les « agences d’enregistrement » qui régulent les produits de santé accordent aux projets le droit de continuer leur développement. La multiplicité des risques, ainsi que les expectatives sociales qui reposent sur les produit thérapeutique en développement, font de cette industrie l’une des plus exigeantes et prometteuse de nos jours.
Le secteur des Biotechs suscite de plus en plus d’intérêt chez les économistes et, dans une moindre mesure, chez les sociologues. De nombreux auteurs soulignent l’importance des collaborations pour le développement des entreprises. Leurs travaux cartographient les relations qu’entretiennent les entreprises de Biotechs entre elles et avec leurs principaux interlocuteurs. Ils examinent les « profils de collaboration » afin d’en établir un lien avec les performances, les formes de gouvernance ou les trajectoires des entreprises. Ces études partagent une même thèse générale : le risque omniprésent et le très haut niveau d’exigences scientifiques, industrielles, de régulation et financières qui caractérisent cette industrie, font qu’aucun acteur n’est capable de stoker à lui seul toutes les ressources nécessaires au développement des produits thérapeutiques (voir par exemple Pisano, 1990, Powell, 1996, Oresingo, 2000). Ces entreprises seraient « obligées » d’échanger des ressources entre elles afin d’augmenter leurs chances de survie, même si, en même temps, elles se battent pour accéder aux subventions d’Etat, pour être logées dans un incubateur d’entreprises, pour accéder aux investissements privés ou pour décrocher un contrat avec une Big-Pharma. En ce sens, les travaux sur la structure et le fonctionnement de l’industrie de Biotechs s’inscrivent de manière générale dans la problématique de la coopération entre concurrents (White, 1981, Lazega, 2008).
La grande majorité de ces travaux reconstituent les relations inter-organisationnelles en examinant les contrats passés par les entreprises. Cette approche exclusivement économique présente une limite majeure : la nature des relations contractuelles ne permet pas d’étudier en détail la manière dont les acteurs coopèrent. Les mécanismes de solidarité, la construction des statuts ou les stratégies relationnelles par exemple restent invisibles dans l’analyse des contrats. Pourtant, la nécessité d’observer les relations sociales au niveau inter-individuel est mise en évidence par plusieurs travaux sur ce secteur (voir par exemple Lemarié et al., 2001, Powell et al., 2002, Owen-Smith et al., 2004, Casper, 2007). Ces auteurs s‘accordent à voir dans les relations contractuelles un indicateur des relations sociales, mais ces dernières sont rarement observées directement. Dans un contexte managérial où les entrepreneurs cherchent de plus en plus à se rencontrer dans des comités, conseils, groupes de travail ou regroupements d’intérêt (Lazega et Mounier, 2002), une partie importante des échanges qu’entretiennent les acteurs de cette industrie est exclue des analyses si l’on ne tient compte que des contrats –sans compter le fait que les plus importants parmi ces derniers restent très souvent confidentiels. La sous-évaluation des relations entre entrepreneurs empêche le développement d’analyses plus précises sur la manière dont se construit et fonctionne en partie l’efficacité d’une industrie. La structure d‘opportunités et de contraintes qui se configure à travers les relations sociales échappe à la plupart des travaux sur le secteur car, dès lors que les relations inter-individuelles sont supposées et non pas observées, il est très difficile de reconstituer les formes et les logiques sociales qui participent au fonctionnement de ce collectif. Et pourtant, à notre connaissance, aucune étude ne s’est intéressée à l’examen des relations inter-individuelles qu’entretiennent les acteurs dans l’industrie des Biotechs[5].
L’enquête présentée dans cet article vise à combler ce vide empirique et théorique. Nous défendons l’idée selon laquelle la structure économique de ce secteur peut être étudiée par une approche contractuelle mais que, en revanche, l’étude de la structure sociale nécessite de l’examen des relations personnelles qu’entretiennent les acteurs. Nous proposons d’élargir l’étude des relations inter-organisationnelles aux relations sociales, observées à travers l’échange de ressources au niveau inter-individuel. Ces ressources sont difficiles à trouver car elles concernent des savoirs nouveaux, des expériences récentes, non stabilisées (Jaffe et al., 1993). Dans l’industrie des Biotechs, les innovations scientifiques, organisationnelles et économiques impliquées dans les activités de R&D, empêchent en grande partie la routinisation des taches. Chaque équipe de direction doit trouver les solutions ad hoc aux problèmes posés par les projets de son entreprise. Dans ce contexte, l’adéquation des ressources qui circulent entre les dirigeants des différentes entreprises est une question décisive et problématique. Ce sont souvent les relations entre concurrents qui donnent accès aux informations pertinentes. L’étude que nous présentons a comme objectif d’examiner la façon dont les dirigeants de Biotech en France coopèrent et se coordonnent pour évaluer et rendre accessibles ces ressources. Nous verrons notamment la structure qui caractérise ce processus de coopération, ainsi que les normes sociales qui facilitent son fonctionnement.
Dans la section suivante nous réviserons les apports et limites de l’approche contractuelle dans l’étude des relations inter-organisationnelles. Nous présenterons ensuite une approche complémentaire, basée sur l’analyse des relations au niveau inter-individuel, ainsi que les hypothèses qu’elle nous permettra d’explorer. Dans la section 3 nous présentons l’enquête dessinée pour tester nos hypothèses, et dans la section 4 nous présentons et discutons nos résultats. Enfin, les principales conclusions sont présentées dans la section 5.
2. Relations inter-organisationnelles dans l’industrie des Biotechs
Une bonne partie des travaux sur l’industrie des Biotechs se sont concentrés dans l’analyse des relations inter-organisationnelles. Dans cette section, nous présenterons d’abord certains des principaux résultats obtenus par ces travaux. Ensuite, nous commenterons les limites de l’approche exclusivement contractuelle utilisée dans la plupart des études. Enfin, nous présenterons une approche complémentaire pour l’analyse des relations inter-organisationnelles. Elle se caractérise par l’examen des relations sociales, personnalisées, qui permettent d’étudier les phénomènes sociaux qui structurent ce secteur industriel.
2.1. Collaborations inter-organisationnelles et formes d’organisation
Des nombreux travaux se sont intéressés aux relations inter-organisationnelles dans l’industrie des Biotechs dans le domaine de l’économie et, dans une moindre mesure, dans celui de la sociologie économique. Nous pouvons séparer ces travaux en trois sous-groupes.
Dans le premier, nous trouvons les auteurs qui étudient les relations de collaborations dans l’industrie des Biotech. Ils analysent la manière dont la position des entreprises dans la structure de relations détermine leur capacité à se développer, innover ou apprendre (voir par exemple Powell et al., 1999, Senker et al., 1997, Baum et al., 2000, Zuker et al., 2001, Filiou, 2005, Salman et al., 2005).
L’un des principaux représentants de ce premier groupe est Walter W. Powell. Lui et ses collaborateurs ont établi un certain nombre de caractéristiques de l’industrie des Biotech. Son étude phare portait au début sur les relations contractuelles entre 230 Biotechs et plus de 1800 partenaires sur une période de 8 ans (1988-1995). Powell (1996) s’intéresse d’abord aux facteurs qui promeuvent les relations de collaboration inter-organisationnelles. Il montre que ni le comportement purement opportuniste ni la nécessité d’aller chercher des compétences complémentaires n’explique l’établissement des collaborations entre les entreprises. Pour lui, l’accroissement du nombre de collaborations entre les entreprises correspond au développement d’un nouveau mode de coordination entre les acteurs. Les collaborations seraient le « lieu de l’innovation » car elles permettent d’accéder à des nouvelles connaissances et à des ressources qui favorisent le développement des capacités d’apprentissage des entreprises. Il montre également (Powell et al., 1996, 1998) que la centralité dans le réseau de collaborations, l’expérience dans la gestion des relations et leur diversité, ont un effet positif sur la croissance des entreprises. Powell et alt. (1999) montrent que la centralité dans le réseau de collaborations augmente la performance des entreprises, mesurée à travers les brevets accordés et les ventes.
Ces résultats sont corroborés par d’autres auteurs. Baum et al. (2000) montrent, dans leur étude sur l’industrie Biotech au Canada, que les entreprises qui établissent des collaborations dès le moment de leur création ont des meilleurs retours économiques. Salman et al. (2005) montrent dans leur étude sur la Biotech au Québec que la centralité dans le réseau indirect de collaborations permet aux entreprises de mieux accéder et profiter des connaissances de leurs collaborateurs directs. Owen-Smith et al. (2002) montrent à leur tour les différences dans la structure de collaborations inter-organisationnelles entre les Etats-Unis et l’Europe. Selon ces auteurs, les premiers bénéficieraient d’un système de relations plus hétérogène, où la RA serait plus intégrée avec la recherche clinique qu’elle ne l’est en Europe.
Dans le deuxième groupe, nous trouvons les travaux qui s’intéressent aux liens entre les différents types d’activités ou business model, et le « profil collaboratif » ou forme d’organisation choisie par l’entreprise (Pisano, 1990, Oresingo, 2000, Niosi, 2003, Mangematin, 2003, Luukkonen, 2005, Saives et al., 2005).
Pisano (1990) s’interroge sur les facteurs qui entrent en jeu dans le choix du mode de gouvernance des entreprises. Les coûts de transaction liés à la complexité des processus de développement, à la protection de la propriété intellectuelle et aux contraintes régulatrices des produits thérapeutiques inciteraient les entreprises à adopter une forme intégrée de gouvernance. Cependant, l’auteur signale que les formes collaboratives continueront à caractériser ce secteur car les besoins financiers des entreprises limitent radicalement leur capacité à acquérir les compétences nécessaires pour assurer leur autonomie. Oresingo et al. (2000) étudient les liens entre la nature des technologies développées par les entreprises, et les formes organisationnelles de R&D qu’elles mettent en place. Ils distinguent deux logiques d’intégration dans l’industrie : une logique de co-spécialisation, où les entreprises les plus anciennes intègrent les nouvelles venues dans une forme de division du travail ; et une logique de transversalité, où les entreprises essayent de modifier la division intergénérationnelle du travail.
Pour sa part, Mangematin et al. (2003) étudient les business model des entreprises de Biotech en France. Ils différencient deux types selon la taille des programmes de recherche et le type de ressources et interlocuteurs dont les entreprises ont besoin. Dans le premier, les entreprises se focalisent sur des marchés locaux, vendent des services et trouvent l’équilibre économique plus rapidement. Dans le deuxième, les entreprises visent des marchés mondiaux, lèvent des fonds chez les VC et sont déficitaires pendant plus longtemps. Pour les auteurs, ces deux types d’entreprises ne sont pas en concurrence directe : « Each type is a specific case, whit type A competing for markets and clients and type B for investors » (p. 635). Suivant cette typologie, Luukkonen (2005) montre dans son étude sur l’industrie Biotech en Finlande que les entreprises de « drug discovery » ont tendance à établir plus de collaborations inter-organisationnelles que celles qui ont d’autres business model.
Enfin, dans le troisième groupe, nous trouvons les travaux qui étudient « l’effet des clusters » ou de la co-localisation géographique des entreprises de Biotech et leurs interlocuteurs dans la création d’entreprise, l’innovation, ou la croissance économique (Aharonson et al., 2008, Audretsch, 1996, Casper, 2007, Champenois, 2008, Chen, 2006, Coenen, 2004, Crowe, 2007, Gertler, 2005, Gilding, 2008, McKelvey et al., 2002, Owen-Smith et al., 2004, Powell, 1996, Powell et al., 2002, Stuart, 2003, Zuker et al., 1998). Ils ont établi par exemple l’importance des structures d’accueil (Lemarié et al., 2000) ou d’un haut niveau d’activité scientifique locale (Autant-Bernard et al., 2006, Zucker et al., 2001) dans la création d’entreprises. D’autres études suggèrent que la proximité géographique avec des entreprises innovantes favorise les capacités d’innovation (Boufaden et al., 2005).
2.2. Limites de l’approche contractuelle
Les travaux que nous venons d’évoquer analysent exclusivement les relations contractuelles entre les entreprises. Nous verrons dans cette section comment la nature des ces relations détermine le type d’analyses qui peuvent être menées. Nous montrerons que les relations informelles entre entrepreneurs sont souvent implicites dans les études du secteur.
2.2.1. Etude d’un milieu social
La plus part des travaux sur l’industrie des Biotech adoptent une approche économique. La définition de leur objet d’étude reste souvent implicite mais, dans la plus part des cas, ils étudient les échanges marchands. Dans ce contexte, les travaux de Powell semblent s’intéresser davantage aux caractéristiques sociales qui structurent cette industrie. Nous nous appuyons sur ses travaux, et notamment sur les notions de communauté technologique et de réputation, pour développer notre critique à l’approche contractuelle, mais nos arguments sont aussi valables pour l’immense majorité d’études sur le secteur (même s’ils ne revendiquent pas tous une dimension sociologique).
Dans l’un de ses articles fondateurs (Powell, 1996), l’auteur annonce l’existence d’un processus social de gouvernance concernant les membres d’une même communauté technologique :
(…) membership in a common technological/intellectual community creates strong and visible mechanisms for peer based governance. As well as sharing the larger goal of advancing biomedical knowledge, and reaping the considerable rewards associated with such gains, participation in a research community affords the opportunity to monitor how participants behave in a wide range of settings, to discuss reputations with others, and to read their work in scientific journals. Pressures to publish, and thus reveal the latest advances are intense in this field. Thus discovery is open to all to evaluate. To reap the advantages of research, participants need to learn fast and collaborate effectively. Members of this community have ample opportunity to observe how individuals and organizations behave and learn about their reputations. The result of such sustained contact is that one’s standing in the technological community shapes one’s reputation for business practice (Powell, 1996, p. 211).
Les entrepreneurs scientifiques partageraient au sein d’une communauté technologique des objectifs et des intérêts. Ils s’observeraient réciproquement dans un processus concernant la construction et l’évaluation des réputations individuelles et organisationnelles. L’auteur affirme que les activités scientifiques, notamment la publication dans des journaux spécialisés, détermine la réputation liée aux pratiques économiques. Or, si bien la plupart d’entreprises viennent du monde de la RA, dès que le projet de fondation commence à prendre forme, il rentre en conflit avec d’autres logiques de fonctionnement. Noisi par exemple (2003, p. 743) souligne les difficultés rencontrées par les entreprises dans leurs relations avec la RA : « (…) university partners and gouvernement organisations had different timeframes and goals : researchers within the alliance wanted to publish, while companies preferred to keep information secret as long as possible ». La publication d’articles dans des journaux spécialisés n’est donc pas forcement une norme chez les entrepreneurs, alors qu’elle l’est chez le scientifiques. Saives et al. (2005, p. 165-67) montrent également dans leur enquête sur les trajectoires des entreprises de Biotech, que le passage du secteur académique au secteur privé constitue une « rupture téléologique » pour les entrepreneurs scientifiques. D’une logique de « reconnaissance intellectuelle » liée à la diffusion de savoirs à travers des publications, ils doivent s’adapter à une logique de « reconnaissance économique » liée à l’exploitation des brevets.
Ces travaux montrent que, même si les publications sont un indicateur valable des compétences, ceci n’est pas toujours le cas, car elles répondent aux formes de construction de statut du monde de la RA, dont les Biotechs sont un interlocuteur. Ces deux secteurs collaborent et entrent en conflit de manière systématique. Des organismes ont été crées expressément dans les centres de RA pour gérer le passage des projets d’un monde à l’autre : ce sont les bureaux de transfert technologique ou de valorisation. Ces organismes et les entreprises de Biotech doivent gérer ensemble, en plus des difficultés liées au « timing » des publications, la négociation des droits de propriété sur les brevets. Et là encore, les logiques peuvent s’opposer car les risques liés au développement des découvertes scientifiques peuvent ne pas être perçus ni évalués de la même manière par les deux parties. Ainsi, même si la « réputation économique » dans l’industrie des Biotechs comprend la réputation scientifique des acteurs, ces exemples montrent qu’il n’est pas toujours possible de transférer directement le mode de fonctionnement, les valeurs ou les normes du « monde scientifique » vers celui de l’« entreprise ».
Ceci est aussi valable pour les autres interlocuteurs majeurs des Biotechs. Les Big-Pharmas ou les VC entretiennent des multiples échanges avec les Biotechs. Ils partagent certains intérêts et valeurs, mais ils ne sont pas confrontés aux mêmes difficultés, ni contrôlent les mêmes incertitudes. Plus encore, les relations entre ces différents types d’acteurs sont marquées par des multiples conflits et négociations où le rôle joué par chaque acteur le situe dans une identité bien précise, reconnue par ses pairs et ses interlocuteurs. Certes, d’un point de vue macroéconomique, la RA, les Big-Pharmas, les VC et les Biotechs font partie de la même filière industrielle, celle du développement des produits thérapeutiques, mais d’un point de vue sociologique et organisationnelle, la notion de communauté technologique définie par Powell (qui correspond de fait à la définition économique utilisée dans la majorité d’études sur le secteur) efface la complexité et les enjeux socioéconomiques caractérisant les échanges entre ces différents types d’acteurs.
2.2.2. Nature des liens inter-organisationnels
Comme nous l’avons signalé, l’auteur analyse exclusivement les relations contractuelles (Powell, 1996). Les mesures de centralité et les années d’expérience en tant que collaborateur lui ont permis de construire une mesure de réputation pour les entreprises[6]. Cette dernière est corrélée à leurs performes économiques. Cependant, et malgré l’importance théorique et méthodologique de ces résultats, ils nous disent peu sur les mécanismes sociaux grâce auxquels les acteurs construisent et négocient leurs réputations. Les notions de réputation et de communauté technologique ont à voir exclusivement avec les activités et performances économiques puisque l’on y regarde uniquement les relations contractuelles fondées sur l’échange des ressources évaluées et chiffrées. Cette marchandisation des échanges permet d’homogénéiser les différents types de relations, et d’analyser ainsi en même temps les entreprises de Biotech, les centres de RA, les Big-Pharmas, les VC, les fournisseurs, etc. En conséquence, la réputation, représentée par le « profil collaboratif » des entreprises, devient une caractéristique économique, comme le taux de croissance, les effectifs ou le marché visé. Or, dans l’analyse des phénomènes inter-organisationnels, la simplification analytique selon laquelle on déduit systématiquement la réputation des acteurs à partir des relations contractuelles peut mener dans certaines conditions à des contresens. D’une part, parce que les échanges entre les personnes ne sont pas tous économiquement évalués ni encadrés. D’autre part, parce que les acteurs perçoivent partiellement non seulement la structure sociale du milieu dans lequel ils évoluent, mais aussi souvent les résultats, les coûts, la qualité et le sens des relations des uns et des autres (voir la notion d’endogénéisation, Lazega, 2008).
Un exemple tiré de notre enquête peut être utile pour illustrer notre propos. Les ex-dirigeants de l’entreprise A bénéficient dans leurs activités actuelles d’une réputation importante. Elle est liée au succès financier de leur entreprise qui s’est très bien vendue à une Big-Pharma. Cependant, simultanément, le milieu identifie et regrette l’échec industriel des projets vendus qui a suivi le succès financier, car il est ressenti comme l’une des causes ayant pu nuire la « crédibilité » de la Biotech française auprès de ses principaux clients, les Big-Pharmas. Dans cet exemple, la centralité mesurée par l’analyse des contrats ne prendrait pas en compte le résultat de la relation inter-organisationnelle. Ce résultat est pourtant observé et évalué par l’ensemble des acteurs. Or, considérer la complexité des jugements des acteurs (jugements contradictoires, non fondés économiquement ou arbitraires) permettrait, dans notre exemple, d’expliquer les performances actuelles de ces dirigeants qui, malgré une réputation élevée, ont du mal à trouver les partenaires dont ils ont besoin aujourd’hui pour leurs projets.
La simplification à l’œuvre dans l’approche contractuelle permet de reconstituer la structure économique de l’industrie et son évolution, mais elle ne permet pas d’accéder aux formes multiples de statut qui dérivent « de l’existence de plusieurs concentrations de ressources différentes » (Lazega, 2003, p. 321), et à partir desquelles le chercheur peut essayer de comprendre comment un collectif résout les problèmes (de régulation, de contrôle, d’apprentissage) liées à la coopération (Lazega, 2008).
Prendre en compte la position sociale des acteurs dans une industrie signifie aller au-delà des échanges marchands. Nous défendons l’idée selon laquelle l’étude de sa structure sociale nécessite l’articulation de plusieurs niveaux d’analyses, et notamment le niveau interindividuel. L’importance de ces relations dans les activités de production a été établie dans l’industrie textile (Uzzi, 1996), dans l’hôtellerie (Igram et Roberts, 2000) ou chez les chercheurs en cancérologie (Lazega et alt. 2006). A notre connaissance, aucune étude n’a examiné systématiquement les relations informelles entre entrepreneurs scientifiques dans le secteur des Biotechs. Cependant, comme nous verrons à continuation, la nécessité d’observer ce type de liens est mise en évidence par plusieurs travaux sur ce secteur.
2.2.3. Relations informelles
Dans son étude sur les formes de gouvernance mises en place dans l’industrie pharmaceutique, Pisano (1990) signale parmi les risques attachés aux stratégies d’intégration verticale, celui lié au départ de l’entreprise des acteurs clés à l’origine des programmes de recherche. L’entreprise qui acquiert une autre dans le but d’accroître son portefeuille de R&D ne compte pas nécessairement avec les compétences pour évaluer et diriger les nouveaux projets. Elle dépend pour ceci des nouveaux salariés sans pouvoir pour autant exercer un contrôle efficace sur eux. Le coût de transaction que l’on voulait éliminer devient une source d’incertitude au sein de l’entreprise, dû au fait que ce sont les chercheurs les principaux « actifs » de l’opération d’acquisition. Casper (2007), dans son étude sur les trajectoires professionnelles, remarque les difficultés que rencontrent les dirigeants pour s’intégrer dans les entreprises qui viennent d’acquérir la leur. Il montre comment les dirigeants d’Hybritech, qui ont très rapidement quitté l’entreprise qui avait acheté la leur, sont partis avec les ressources individuelles leur permettant de créer d’autres entreprises, et d’être considérés aujourd’hui comme les fondateurs du cluster de San Diego aux Etats-Unis. Sans faire référence explicite aux contraintes inter-individuelles liées aux échanges marchands, ces auteurs soulèvent la question du contrôle de ressources de la part d’acteurs individuels dans les relations inter-organisationnelles.
Pour sa part, dans son étude critique sur le poids des alliances inter-organisationnelles menée dans l’industrie Biotech au Canada, Niosi (2003) constate l’importance des relations avec les VC dans la « crédibilité » des entreprises au sein de leur communauté[7]. Mangematin et al. (2003), dans leur étude sur les trajectoires des entreprises de Biotech en France, observe le même phénomène, mais cette fois c’est la réputation dans le monde scientifique qui crédibiliserait le projet auprès des VC[8]. Cette question de la crédibilité des entrepreneurs est récurrente dans les études sur la Biotech car par définition on ne compte pas sur la fiabilité des technologies que l’on prétend développer. L’équipe de dirigeants est souvent l’un des seuls « actifs » que les potentiels partenaires de l’entreprise peuvent évaluer. Les travaux évoqués suggèrent que la crédibilité d’un projet est liée à la réputation de l’entrepreneur, mais ils ne disent rien sur la façon dont les acteurs l’évaluent.
De manière explicite, les travaux de Powell et al. (1996) signalent l’importance de prendre en considération les relations interindividuelles :
In our view, collaborations in high-tech industries typically reflect more than just a formal contractual exchange. When the first author presented the chief executive officer of Centocor whit a list of his firm’s formal agreements, he observed that it was “the tip of the iceberg [...]”. Beneath most formal ties, then, lies a sea of informal relations. Many alliances –no matter what their ostensible function– reflect a relationship that carries benefits beyond the particular exchange designated in a formal agreement. (Powell et al. 1996, p. 118)
Pour ces auteurs les relations contractuelles sont en partie l’indicateur des relations informelles, mais dans leurs travaux ces dernières restent toujours supposées. Le chercheur ne peut donc pas construire des hypothèses à ce niveau d’analyse, et doit se contenter de cartographier les relations économiques des acteurs. Ainsi, par construction, l’approche contractuelle ne prend pas en considération les jugements des acteurs sur les relations autrement que sous l’angle économique. Les résultats des relations, les engagements personnels ou les relations des tiers y sont exclus.
Enfin, les travaux sur la co-localisation industrielle étudient aussi de manière implicite le rôle des relations inter-individuelles. La transmission de savoirs tacites (Jaffe et al., 1993) n’est possible que grâce aux relations personnelles. La problématique du cluster repose ainsi sur l’idée que, en partagent un environnement institutionnel et physique, les acteurs ont plus de probabilités d’entrer en relation. Mesurer la proximité géographique comme un facteur pouvant accroître les relations inter-organisationnelles, les performances scientifiques ou économiques constitue en partie une tentative pour prendre en compte le poids des relations inter-individuelles dans l’accès aux opportunités qui se présentent et qui peuvent saisir les acteurs.
2.3. Relations inter-individuelles et coopération entre concurrents
Nous pensons que les difficultés évoquées pour l’approche contractuelle peuvent être surmontées à travers l’observation des relations sociales au niveau inter-individuel. L’analyse de ce type de relations permet notamment d’étudier comment les membres d’un secteur de production coopèrent tout en étant concurrents par ailleurs (White, 1981, Lazega et Mounier, 2002). A ce niveau d’analyse, on ne prend pas seulement en compte les échanges économiques car on considère que les échanges sociaux participent également à la structuration des activités de production. L’expérience, les identités, les valeurs ou le statut social constituent aussi des ressources qui se créent et circulent entre les acteurs, et qui s’articulent aux ressources économiques. La rationalité des acteurs inclut ces dimensions symboliques, ce qui leur permet de contextualiser et de politiser leurs relations (Lazega, 2003), afin par exemple de choisir leur groupe de référence ou de définir des priorités entre les autorités qui « luttent » pour légitimer leur domination (Lazega, 1992).
La prise en compte des dimensions symboliques et stratégiques des échanges permet d’examiner la manière dont les acteurs gèrent leurs relations pour accéder aux ressources, mais aussi la manière dont ils négocient les conditions des échanges, revendiquent des valeurs ou délimitent les frontières sociales de leur groupe (Lazega, 2003). La politisation des échanges est à la base des mécanismes d’allocation des ressources (de production, sociales, affectives, politiques, etc.) dans la mesure où, pour participer au système d’échange, les acteurs doivent respecter un certain nombre d’engagements vis-à-vis du collectif qu’ils intègrent (Lazega, 2003). L’étude des interdépendances créées par ce jeu micro-politique (Reynaud, 1989, Lazega, 1992) permet de décrire et d’analyser en détail les mécanismes de l’action collective, tels que les processus de coopération, de régulation, de contrôle social, d’intégration et d’exclusion, d’apprentissage, d’innovation ou d’institutionnalisation (Lazega, 2008).
Or, pour mettre au jour cette dimension politique des échanges, il est nécessaire d’observer les relations personnelles qu’entretiennent les acteurs. Ceci afin par exemple de dissocier la réputation économique, mesurée à travers les relations contractuelles, des statuts sociaux, mesurés par l’échange des ressources au niveau inter-individuel. Aussi, contrairement à l’approche contractuelle où les différents types d’interlocuteurs participent au réseau au même titre, l’identification des ressources échangées entre les acteurs permet d’analyser de manière détaillée la structure et les dynamiques sociales propres à un milieu afin de, par exemple, dissocier les modes de valorisation de la RA (publications) des ceux de l’industrie Biotech (brevets). Enfin, observer les choix relationnels des acteurs au niveau interindividuel permet non seulement d’accéder aux échanges informels qui restent supposés dans l’approche contractuelle, mais aussi de prendre en considération l’évaluation que les acteurs font des positions, des performances et des relations des autres acteurs.
2.3.1. Question de recherche
Dans un contexte de production inter-organisationnel comme l’industrie Biotech, l’analyse des échanges marchands ont permis de tracer ses frontières et son mode de fonctionnement macroéconomiques. Mais la nature de ces liens n’a pas permis d’analyser les processus sociaux qui favorisent la coopération dans ce milieu (Lazega, 2001). Les ressources échangées à travers les relations sociales sont coûteuses et difficiles à trouver car elles concernent des savoirs tacites, des expériences récentes, qui ne sont pas encore stabilisés (Jaffe et al., 1993). Dans l’industrie de la connaissance, la question de la pertinence de ces informations est décisive et problématique. La politisation des échanges permet au collectif d’attribuer aux ressources échangées une « signature », une autorité à partir de laquelle chaque acteur peut juger de leur pertinence (Lazega, 1992). Le très haut niveau d’exigences scientifique, financière et de régulation qui caractérise l’industrie Biotech empêchent la routinisation des tâches. En conséquence, ce sont souvent les relations entre concurrents qui permettent d’accéder aux « bonnes ressources ». L’enquête que nous avons dessinée vise à étudier la manière dont les dirigeants de Biotech en France s’associent pour rendre ces ressources plus accessibles. Comment des entrepreneurs scientifiques, concurrents dans l’accès aux ressources les plus rares, coopèrent et se coordonnent dans le but d’augmenter collectivement leurs chances de réussite ?
2.3.2. Hypothèses
Pour répondre à ces questions, nous nous sommes intéressés aux relations personnelles qu’entretiennent les dirigeants de Biotech en France. L’étude de ces relations constitue à la fois un complément nécessaire à l’approche contractuelle et un nouvel objet d’étude pour ce secteur d’activité. Si l’analyse des relations contractuelles a établi les formes et l’évolution de l’industrie Biotech à différents niveaux (cluster industriel, régional, par pays et continents), l’existence d’un système d’échange informel entre les entrepreneurs scientifiques de cette industrie n’a pas encore été mise en évidence[9]. Ainsi, la première et plus générale hypothèse de notre étude concerne l’existence de ce système d’échange :
H1: L’industrie des Biotechs en France est un secteur d’activité qui repose sur un système d’échange informel cohésif, au sein duquel les acteurs entretiennent divers types de relations.
Les relations observées conforment une structure sociale dans laquelle nous pouvons observer la position qu’occupent les acteurs dans le système d’échange. Le nombre de choix relationnels reçus par les acteurs (indegree) permet de calculer diverses mesures de centralité à partir desquelles il est possible d’identifier plusieurs sous-groupes d’acteurs. En fonction de la position que les acteurs occupent dans la structure, ils bénéficient des différentes formes d’échange. Dans ce sens, la centralité détermine en partie l’accès aux ressources (ainsi que, come le signale Uzzi (1997), le coût lié au maintien de cette position). Suivant la célèbre intuition de Blau (1964), pour qui les acteurs donnent du conseil et obtiennent en échange la reconnaissance de leur statut et leur autorité cognitive, notre deuxième série d’hypothèses explore la morphologie globale du système d’échange en termes de stratification sociale hiérarchique :
H2: La structure sociale de ce système d’échange exhibe une division hiérarchique où le centre se différencie de la périphérie par :
H2a) une plus grande densité dans les relations ;
H2b) une plus grande multiplicité dans les relations ;
H2c) et une plus grande réciprocité dans les relations.
D’autres facteurs déterminent également la manière dont les acteurs échangent des ressources. Nos dernières hypothèses explorent, en fonction des attributs des entrepreneurs, l’existence de normes concernant les modes de coopération dans ce milieu. Le premier attribut concerne la condition de fondateur ou de non-fondateur du dirigeant :
H3a: Les dirigeants ayant déjà fondé une entreprise dans le secteur de la Santé humaine sont plus actif dans le système d’échange.
H3b : Les dirigeants ayant déjà fondé une entreprise dans le secteur de la Santé humaine bénéficient d’un statut social plus important dans le système d’échange.
Le travail de valorisation des découvertes scientifiques qui effectuent les entreprises de Biotech implique le « transfert des technologies » du secteur public, focalisé dans la recherche scientifique, vers le secteur privé, focalisé dans le développement industriel. Le passage d’une « logique de recherche » vers une « logique de marché » (Saives et al. 2005) conforme une série d’obstacles que les entrepreneurs doivent surmonter. Ils doivent prendre en considération, en plus des contraintes scientifiques, des contraintes cliniques, de régulation et économique. Dans ce contexte, notre dernière hypothèse explore comment ces contraintes, incarnées par la fonction des acteurs au sein des entreprises, détermine l’échange de ressources entre les acteurs.
H3c : Il existe un gap dans le système d’échange de ressources entre les dirigeants appartenant au groupe des Directeurs scientifiques et celui des Directeurs financiers.
La section suivante présente le terrain et l’enquête que nous avons menée pour tester ces hypothèses.
3. Une étude de cas : les entrepreneurs scientifiques dans l’industrie Biotech en France
Les hypothèses que nous venons de formuler visent de manière générale à établir l’existence d’un système d’échange informel cohésif soutenant l’industrie française des Biotechs, ainsi que quelques-unes des caractéristiques de son mode de fonctionnement. Afin de tester nos hypothèses et de justifier la nécessité d’une approche inter-individuelle dans l’analyse des relations inter-organisationnelles, nous avons dessinée et menée une enquête auprès d’une sous-population de dirigeants de Biotech en France.
3.1. Enquête et population
Notre enquête a été dessinée en deux étapes. La première a consisté en une investigation qualitative destinée à identifier et délimiter la population objet de notre étude. Des entretiens non directifs, et des journées d’observation non participative ont été effectués.
Cette investigation a permis de définir un ensemble de 96 PME innovantes en biotechnologie, dédiées à la R&D dans le secteur de la santé humaine en France. Nous avons exclu de notre population plus de 150 entreprises selon les critères suivants : a) celles qui ne travaillent pas dans le secteur de la santé humaine ; b) celles qui mènent des activités de service sans une technologie propriétaire ; c) celles qui mènent des activités de conseil ; d) celles qui n’ont pas encore levé de fonds ; e) et celles qui appartiennent à une Big-Pharma. Les entreprises que nous avons gardées dans notre population partagent au moins trois caractéristiques : a) elles travaillent dans le domaine des Sciences de la vie, c'est-à-dire dans la compréhension et/ou la modification des organismes vivants ; b) elles ont fait l’objet d’investissements privés et/ou publics d’un montant supérieur à 500K€ ; c) et elles dépensent en R&D au moins 15 % de leurs charges totales. En représentation de ces entreprises, nous avons inclus dans notre population l’équipe de direction exécutive selon les critères suivants : a) fondateurs ; b) président et/ou directeur général ; c) directeur scientifique, financier, médical et/ou pharmaceutique. En fonction de son stade de développement, nous avons inclus entre 1 et 4 dirigeants par entreprise. La population originale comptait 229 individus représentant les 96 entreprises.
Ensuite, nous avons conçu et testé un questionnaire destiné à recueillir des informations sur les caractéristiques des acteurs et leurs relations avec les autres entrepreneurs.
Dans la deuxième étape de notre enquête, nous avons contacté et interviewé les entrepreneurs. Au fur et à mesure que nous obtenions les informations, nous les intégrions dans notre base de données (matrice relationnelle). Ceci nous a permis de mieux viser les entrepreneurs que nous devions interviewer dans chaque entreprise en fonction des réponses déjà obtenues. Nous avons exclu 8 entreprises de notre population qui ne remplissaient pas finalement les critères d’inclusion. Ont été exclus également 65 acteurs qui n’étaient pas représentatifs de leur entreprise dans ce milieu. Nous avons conduit 125 entretiens face-à-face et reçu 13 questionnaires par email. Nous avons gardé dans notre population finale 164 acteurs et 88 entreprises, dont 79 représentées par le questionnaire individuel. Les informations concernant les 26 acteurs n’ayant pas répondu au questionnaire ont été collectées autrement, à l’exception des données relationnelles (choix émis). Le Tableau I récapitule le nombre d’acteurs que nous avons intégrés dans les différentes étapes de nôtre enquête aux niveaux individuel et organisationnel.
Tableau I. Population aux niveaux individuel (entrepreneurs) et organisationnel (entreprises) par étape de l’enquête.
Note : Le pourcentage plus faible de données manquantes au niveau organisationnel s’explique par le fait que nous avons gardé dans notre population finale certains acteurs travaillant dans une entreprise déjà représentée dans notre population par un autre dirigeant interviewé.
3.2. Données et ressources échangées
Nous présentons ci-dessous (Tableau II) les caractéristiques des entrepreneurs de notre population finale en fonction des trois types d’activités représentées : développement de produits thérapeutiques, développement de produits de diagnostic et activités de service à la recherche.
Tableau II. Principales caractéristiques des entrepreneurs par type d’activité.
Plus de 65% des entreprises représentées dans notre population (58 sur 88) développent des produits thérapeutiques. Cela tient aux critères de sélection présentés précédemment, notamment l’accès aux ressources financières. Les entreprises de service et de diagnostic font en général moins appel à des investissements lourds (Mangematin et al., 2003). Le nombre d’entrepreneurs non-fondateurs est plus élevé dans la catégorie « Produit » (42%) que dans les autres types d’activité. L’origine professionnelle des dirigeants correspond au secteur d’activité où l’acteur a passé la plus grande partie de sa carrière. Les entrepreneurs des catégories « Diagnostic » et « Service » viennent principalement du monde de la RA (47% et 45% respectivement), alors que ceux de la catégorie « Produit » viennent à 57% de l’industrie de la Santé humaine (Big-Pharmas et Biotechs). Plus des trois quarts des entrepreneurs de la catégorie « Produit » (83%) ont suivi une formation initiale scientifique, mais presque la moitié (49%) ont déjà suivi une formation économique (initiale ou continue). Ce pourcentage est moins important pour les autres entrepreneurs, notamment ceux de la catégorie « Service » (34%). Ces derniers sont les plus jeunes (44 ans en moyenne). Enfin, les femmes sont sous-représentées dans toutes les catégories (10%).
En ce qui concerne les relations qu’entretiennent les entrepreneurs entre eux, nous avons reconstitué trois types de réseaux d’échange : de Discussion sur le management de l’entreprise, d’Amitié et de Conseil. Le premier concerne l’échange d’informations générales sur la situation industrielle du secteur et sur des sujets courants tels que le Crédit d’Impôt Recherche, le statut de Jeune Entreprise Innovante, les prestataires, etc. Le réseau d’Amitié a été reconstitué à partir des réponses données à la question suivante : « Dans cette liste de dirigeants, pourriez vous nous dire quelles sont les personnes que vous considérez comme étant des amis ? Pensez à un ami comme étant quelqu'un avec qui vous resteriez en contact même si vous changiez radicalement de métier ». Ainsi, la « ressource amitié » dont ce réseau d’échange rend compte, concerne les relations que les acteurs espèrent pouvoir entretenir dans le long terme.
Le troisième réseau concerne les relations de conseil. Nous avons identifié trois types majeurs d’activités menées par les entrepreneurs. Ces activités correspondent au travail de collaboration qu’ils entretiennent avec leurs principaux partenaires : les Instituts de RA, les Big-Pharmas, et les VC. Les entrepreneurs que nous étudions doivent gérer ces trois partenaires tout au long de la vie de l’entreprise. Les instituts de RA sont souvent à l’origine des entreprises, car ils sont les employeurs des scientifiques fondateurs et/ou les propriétaires d’une partie des brevets licenciés. Ils sont le partenaire clé lors de la fondation des entreprises. Pour sa part, les VC fournissent l’argent permettant aux entrepreneurs de sortir le projet scientifique du laboratoire académique, et de le développer dans une structure privée. Ils deviennent copropriétaires de l’entreprise, et occupent souvent un siège dans son conseil d’administration. Cet interlocuteur est clé pour la croissance dont ont besoin ces entreprises. Enfin, les Big-Pharmas constituent les principaux clients des Biotech. Elles achètent les produits en développement ou signent des contrats de collaboration avec les Biotechs. Elles sont le partenaire clé lorsque des phases avancées de développement.
4. Résultats et discussion
Les résultats de notre enquête sont présentés en trois sections. La première concerne l’existence d’un système d’échange généralisé entre les dirigeants des Biotechs où circulent diverses ressources. La deuxième rend compte de la structure ce système d’échange. Enfin, la troisième section examine la manière dont ces entrepreneurs coopèrent dans un contexte inter-organisationnel.
4.1. Un système d’échange généralisé où circulent diverses ressources
Nous avons regardé l’ensemble des relations qu’entretiennent ces entrepreneurs. Le Tableau III présente les principales caractéristiques des 3 réseaux d’échange reconstitués aux niveaux inter-individuel et inter-organisationnel. Nous avons construit ce deuxième niveau en faisant la synthèse des choix relationnels émis par les membres d’une même entreprise. Ensuite, nous avons effacé les relations intra-organisationnelles afin d’analyser exclusivement les relations inter-organisationnelles. Le réseau de conseil correspond à la synthèse des réponses données pour les 3 types de ressources identifiées (RA, Big-Pharmas et VC). Nous avons fait cette synthèse « par personne », c’est-à-dire que nous avons considéré les choix relationnels sans prendre en compte le nombre de ressources pour lesquelles un acteur a sollicité un autre.
Tableau III. Principales caractéristiques des réseaux d’échange aux niveaux inter-individuel et inter-organisationnel
Note : Les réseaux de Discussion sur le management, de Conseil et d’Amitié sont examinés aux niveaux inter-individuel, qui compte avec 164 entrepreneurs, et inter-organisationnel, qui compte avec 88 entreprises. La densité et la moyenne des choix reçus décroît, alors que le pourcentage de relations réciproques est plus important dans le réseau d’amitié que dans celui de Conseil.
Les 88 sociétés inclues dans notre enquête ont été choisies principalement en fonction du type d’activité qu’elles mènent. Le seul critère « relationnel » utilisé a été l’affiliation à un même secteur d’activité et à un même territoire (la France). Or, l’analyse des caractéristiques générales des réseaux reconstitués nous permettent de constater l’existence d’un système de relations extraordinairement actif et généralisé. La densité de ce premier réseau indique que 10% des relations possibles au niveau inter-individuel, et 21% des relations possibles au niveau inter-organisationnel se sont effectuées. Plus d’un tiers des relations y sont réciproques (34% et 37% dans les deux niveaux d’analyse). L’activité peut être appréciée par le nombre de choix reçus : dans ce premier réseau, les acteurs ont été choisis en moyenne 16 fois. Le système d’échange est généralisé dans la mesure où aucun acteur n’est complémente isolé, et où, en moyenne, chaque entreprise est en relation avec 18 autres entreprises.
Toutes les valeurs sont plus faibles dans les réseaux de Conseil et d’Amitié car ils impliquent l’échange des ressources plus rares où l’engagement et l’investissement relationnels des acteurs sont sollicités davantage. Néanmoins, nos résultats montrent que les entrepreneurs échangent différents types de ressources. Ils partagent des informations sur les stratégies managériales, ils échangent des conseils sur leurs principaux interlocuteurs, et ils tissent des liens d’amitié.
Le réseau de Conseil est moins dense que le premier (5% et 11% dans les deux niveaux d’analyse). Ceci indique une plus grande spécialisation des ressources échangées : il est plus facile de trouver un interlocuteur pour échanger des informations génériques sur le management d’une Biotech, que d’en trouver un pour solliciter des informations concernant l’une des problématiques ponctuelles représentées par le réseau de Conseil. Il présente également le pourcentage de réciprocité le plus bas des 3 réseaux (19%), ce qui, comme nous verrons plus loin, peut indiquer l’existence d’une distribution hiérarchique des ressources échangées. Pour sa part, le réseau d’Amitié se caractérise par la densité la plus basse des 3 réseaux (0,03) et par un pourcentage élevé de réciprocité (29% et 39% dans les deux niveaux d’analyse). La distribution de cette ressource est dans ce sens moins hiérarchique que celle du réseau de Conseil, même si la faible densité du réseau suggère qu’il s’agit de la ressource la plus rare des trois observées.
Les deux propositions de notre première hypothèse sont confirmées par ces résultats : les dirigeants des entreprises de Biotech entretiennent aux niveaux inter-individuel et inter-organisationnel des relations nombreuses et multiples
4.2. Une structure sociale hiérarchique
Afin de tester notre deuxième hypothèse, nous avons exploré la structure générale du réseau de Conseil et du réseau d’Amitié. Nous avons d’abord fusionné ces deux réseaux afin de mener une analyse d’input k-cores[10] où l’on observe exclusivement les choix reçus par les acteurs (voir de Nooy et al., 2005, p. 70, ou Wasserman, 1994, p. 266). Regarder exclusivement les choix reçus (indegree) est une manière de gérer les données manquant pour ce type d’analyses. Ont été ainsi identifié 5 groupes d’acteurs. Ensuite nous avons repris séparément les deux réseaux et nous avons étudié les relations intra- et inter-groupes. Les résultats sont présentés dans le Tableau IV.
Tableau IV. Table des pourcentages des choix émis intra- et inter-groupes dans les réseaux de Conseil et d'Amitié au niveau inter-individuel
Note : Les pourcentages indiquent la proportion des relations émises par l’ensemble des acteurs des 5 groupes (axe vertical) en direction de chaque groupe (axe horizontal), en fonction du nombre total des choix émis par ses membres (Total choix émis). Les valeurs décroisent du groupe-1 au groupe-5, mais cette tendance est moins forte dans le réseau d’Amitié.
Comme nous l’avons vu dans la section précédente, dans les réseaux de Conseil et d’Amitié circulent des ressources plus rares que dans le réseau de Discussion. Les acteurs choisissent plus soigneusement leurs interlocuteurs pour ces types d’échanges car ils doivent investir et s’engager davantage dans l’entretien des relations qu’y sont impliquées. Le coût lié à l’accès, au maintien et à la pertinence de ces relations se répercute sur les comportements des acteurs dans une plus grande sélectivité à l’heure de choisir un interlocuteur. La distribution des choix émis dans les différents groupes reflète en partie ce processus de sélection. Les acteurs les plus choisis occupent une position plus centrale par rapport à ceux qui l’ont été moins, ce qui leur permet de bénéficier davantage des ressources qui circulent dans le système d’échange.
Dans le réseau de Conseil, les membres du groupe-1 sont les principaux destinataires des choix : ils reçoivent presque la moitié (47%) des choix émis par l’ensemble des acteurs (Tableau IV). Le groupe-2 est le deuxième groupe le plus choisi par l’ensemble des groupes (23%) à l’exception du groupe-3. Le nombre de choix reçus par les groupe-3 au -5 décroît systématiquement dans les valeurs totales, mais le groupes-4 et -5 ont plus des relations à l’intérieur de leur groupe qu’entre eux (18% et 16% respectivement).
Dans le réseau d’Amitié, les membres du groupe-1 continuent à être les plus choisis par rapport au total de choix émis (36%). Ce score est supporté principalement par les relations intra-groupe (54%) et par la plus grande activité de ses membres qui concentrent presqu’un tiers des choix émis (215 sur 670). Les membres des groupes-2, -3 et -5 choisissent d’abord les membres de leur même groupe (34%, 31% et 44% des choix émis respectivement), et en deuxième lieu les membres du groupe-1.
Ces résultats sont représentés dans la Figure I. La taille des sommets est proportionnelle au nombre de choix reçus par les acteurs dans le réseau de Conseil et d’Amitié fusionnés.
Figure I. Graphe des relations entre les entrepreneurs dans le réseau de Conseil et d’Amitié par groupe selon l’analyse Input k-cores et par nombre de choix reçus
Note : La couleur et le chiffre entre parenthèses indiquent le groupe auquel l’acteur appartient (de 1 à 5). La taille des sommets est proportionnelle au nombre de choix reçus par l’acteur dans le réseau de Conseil et d’Amitié.
La structure générale qui se dégage de l’analyse de ces deux réseaux confirme la proposition principale de notre deuxième hypothèse : la structure sociale du système d’échange suit une distribution hiérarchique dans laquelle il est possible de distinguer un centre (groupe-1) et plusieurs groupes concentriques (du groupe-2 au -5). Toutefois, comme nous verrons à continuation, les relations d’amitié semblent échapper en partie à cette logique.
Ces analyses peuvent être approfondies car, une fois la structure hiérarchique trouvée, il est possible d’explorer les formes relationnelles qui caractérisent les divers groupes. Pour cela, nous avons calculé pour chacun d’entre eux la densité et le pourcentage de relations réciproques et multiples. La densité est la proportion de relations effectuées par rapport au nombre de relations possibles dans chaque groupe. Le pourcentage de relations réciproques a été calculé en fonction du total de liens uniques entre les acteurs, c'est-à-dire sans comptabiliser les relations réciproques deux fois. Enfin, nous avons considéré une relation comme étant multiple lorsque ego choisi un même alter comme étant son interlocuteur dans l’échange des deux ressources analysées : le conseil et l’amitié. Le Tableau V récapitule les résultats obtenus dans ces analyses.
Tableau V. Densité, réciprocité et multiplicité des relations intra-groupe dans les réseaux de Conseil et d'Amitié au niveau inter-individuel
Note : Le « Réseau de Conseil et d’Amitié » constitue une fusion destinée à calculer la proportion de relations multiples qu’il existe à l’intérieur des groupes. Les valeurs des densités diminuent du groupe-1 au -5 dans les 3 réseaux. Les valeurs des relations réciproques ne suivent pas le même cheminement dans l’analyse des réseaux considérés indépendamment.
L’analyse des relations de Conseil et d’Amitié fusionnées nous permettent de calculer la proportion de relations multiples au sein de chaque groupe. Si bien le groupe-1 et le groupe-5 ont un pourcentage similaire de relations multiples (43% et 44% respectivement), la densité des relations du premier (41%), comparée à celle du groupe-5 (3%), indique l’existence d’un phénomène de multiplicité plus significatif et généralisé. Par ailleurs, la distribution des relations multiples ne semble pas suivre une structure hiérarchique du groupe-2 au -4.
Plusieurs conclusions peuvent été tirées. D’abord, nous confirmons l’Hypothèse 2a : la distribution hiérarchique tient en premier lieu au nombre de relations dans lesquelles sont impliquées les membres des différents groupes. Nous observons ceci dans les mesures de densité intra-groupe, qui décroisent systématiquement dans tous les réseaux. Les valeurs décroissent également pour les relations inter-groupes, comme nous le montrent les valeurs totales des pourcentages des choix émis dans le Tableau IV. Ensuite, nous confirmons en partie l’Hypothèse 2b : les relations multiples caractérisent davantage le centre, mais leur distribution n’est pas hiérarchique pour les autres groupes. Afin d’explorer d’avantage ce phénomène, nous représentons les relations entre les membres du groupe-5 dans la Figure II.
Figure II. Graphe des relations entre les entrepreneurs scientifiques membres du Groupe-5 dans le réseau de Conseil et d’Amitié
Note : La valeur 1 sur les arcs signale une relation simple de conseil ou d’amitié, la valeur 2 signale une relation multiple de conseil et d’amitié.
Les membres du groupe-5, plutôt isolés dans le système d’échange, entretiennent souvent des relations multiples (valeur 2 des arcs) et se concentrent, pour certains d’entre eux, autour de quelques cliques très denses. Ce phénomène, présent aussi dans les autres groupes, ne nous permet pas d’affirmer que la multiplicité des liens décroit systématiquement pour les acteurs se trouvant plus loin du centre du réseau. Au contraire, il nous met sur la piste d’un phénomène de solidarité focalisé qui pourrait participer à des stratégies de compensation de la part des acteurs qui, à cause de leur position périphérique, seraient désavantagés dans la distribution d’opportunités.
Enfin, en ce qui concerne la proportion de relations réciproques, l’analyse conjointe des deux réseaux montre une distribution hiérarchique, ce qui confirme notre Hypothèse 2c. Cependant, l’analyse indépendante des 2 réseaux (Tableau V) révèle une grande différence dans la proportion de relations réciproques dans le réseau Conseil entre le groupe-1, où elles sont surreprésentées (43%), et les autres groupes, où la réciprocité est moins importantes (13%, 21%, 10%, 12% dans l’ordre d’apparition). Dans le réseau d’Amitié, la proportion de relations réciproques est moins importante pour le groupe-1 (31%) que dans le réseau de Conseil. En revanche, le groupe-2 montre un faible taux de réciprocité dans le réseau de Conseil (13%), alors que plus d’un tiers des relations observées dans le réseau d‘Amitié le sont (36%). De manière générale, dans les groupes -2 à -5, la réciprocité est plus importante dans le réseau d’Amitié que dans le réseau de Conseil.
Ces résultats nous orientent vers l’analyse du rôle des relations d’Amitié pour les acteurs qui ne bénéficient pas des positions les plus centrales dans le système d’échange. Les ressources échangées dans le réseau de Conseil sont fortement concentrées dans le groupe-1. Les relations inter-organisationnelles y sont très denses et réciproques, et ses membres (15% de la population) attirent presque la moitié des choix (47%, Tableau IV) de l’ensemble d’acteurs. Le statut et l’autorité cognitive de ces acteurs sont reconnus par les autres acteurs. Cependant, les relations d’amitié et les relations multiples qui caractérisent également les autres groupes semblent mitiger en partie la suprématie du centre. Ceci dans la mesure où ces types de relations permettent à ces acteurs d’entretenir également des relations inter-organisationnelles, et de rompre d’une certaine façon avec la distribution hiérarchique qui caractérise le réseau de Conseil.
4.3. Deux normes d’échange du processus de coopération
Les analyses que nous avons menées afin de tester notre dernière série d’hypothèses mettent en relation deux caractéristiques du parcours professionnel des entrepreneurs avec leurs comportements relationnels.
4.3.1. Le rôle des fondateurs dans le processus de coopération
La première est définie par la condition de fondateur ou de non-fondateur de l’entrepreneur. Notre enquête ethnographique nous a permis d’identifier un type de statut social spécifique lié à l’expérience acquise en tant que fondateur d’une entreprise dans le domaine de la Santé humaine. Être fondateur signifie être à l’origine d’un projet scientifique et managérial que l’on sait nécessitera du soutien et de la participation des nombreux et divers types d’acteurs. Être à l’origine d’une entreprise ayant obtenu les moyens pour se développer signifie avoir été capable de convaincre de l’intérêt du projet à un grand nombre d’interlocuteurs. En opposition, les dirigeants non-fondateurs s’intègrent à l’équipe de direction ou remplacent les membres fondateurs une fois que l’entreprise a déjà trouvé les ressources pour se développer. Souvent, leur arrivé fait suite à l’incorporation d’un nouveau partenaire financier ou pharmaceutique. Nous explorons ici la manière dont cette distinction se cristallise dans les comportements relationnels des acteurs.
Dans la catégorie des fondateurs nous avons inclus tous ceux qui ont déclaré avoir déjà participé en tant que fondateur et actionnaire à la création d’une entreprise dans le domaine de la Santé humaine. Ensuite, nous avons regardé les relations à l’intérieur et entre ces deux groupes. Les résultats sont présentés dans le tableau VI.
Tableau VI. Relations intra- et inter- classes entre fondateurs et non-fondateurs et moyenne des choix émis et reçus dans les réseaux de Conseil et d'Amitié au niveau inter-individuel
Note : Le chiffre dans les cases en gris foncé correspond au total des choix émis et reçus par les deux catégories d’acteurs dans les réseaux de Conseil et d’Amitié. De haut en bas, les colonnes rendent compte du pourcentage des choix émis par les acteurs auprès des fondateurs et non-fondateurs dans les deux réseaux analysés séparément, ainsi que la proportion des liens réciproques et non réciproques.
D’une part, les fondateurs sollicitent du conseil en moyenne 8,1 fois, contre 6.1 chez les non-fondateurs ; et ils déclarent avoir en moyenne 4,6 amis à l’intérieur de la population, contre 2,8 chez les non-fondateurs (Tableau VI). Ils sont également plus choisis, notamment dans le réseau de Conseil où ils sont deux fois plus choisis en moyenne que les non-fondateurs (8,8 contre 4,4 respectivement). Ces mesures nous permettent de confirmer notre Hypothèse 3a : les entrepreneurs fondateurs sont plus actifs que les non-fondateurs dans les réseaux d’échange.
D’autre part, les choix relationnels des acteurs ne se distribuent pas de manière homogène entre ces deux catégories. Dans le réseau de Conseil, plus de 80% des choix émis par les fondateurs et les non-fondateurs s’adressent aux fondateurs (81% et 81%). Les non-fondateurs reçoivent seulement 19% des choix émis par les deux catégories. 20% des choix émis par les non-fondateurs sont réciproques avec les fondateurs, alors que seulement 3 % de leurs choix émis correspondent à des relations réciproques entre de non-fondateurs. Ce chiffre est 3 fois supérieur dans le réseau d’Amitié (10%). D’ailleurs, dans le sens de nos analyses précédentes, le taux de réciprocité dans le réseau d’Amitié est plus élevé dans toutes les configurations à l’exception des choix émis par les fondateurs vers les non-fondateurs qui se maintiennent à 7%. Dans ce réseau, les fondateurs sont légèrement moins choisis que dans celui de Conseil, mais ils monopolisent de toute façon plus des deux tiers des choix (76% et 71% pour les deux catégories). Si l’on regarde exclusivement les relations réciproques, plus de 80% (20% sur 23% au total pour cette configuration) des relations réciproques des non-fondateurs sont avec des fondateurs, alors que seulement 30% (7% sur 23% au total pour cette configuration) des relations réciproques de ces derniers sont avec des non-fondateurs. Pour ce qui est des relations non réciproques, seulement 15% des relations des fondateurs s’adressent aux non-fondateurs, alors que plus de 50% des choix non correspondus des non-fondateurs s’adressent à des fondateurs.
Ces résultats montrent clairement une préférence dans les choix des acteurs en direction des fondateurs. Leur position dans le système d’échange de ressources est particulièrement importante dans le réseau de Conseil. On y observe une proportion plus élevée des choix en direction des fondateurs que dans le réseau d’Amitié. Nous confirmons ainsi notre Hypothèse 3b : le statut social des fondateurs, mesuré à travers la proportion des choix émis par catégorie d’acteurs, est plus important que celui des non-fondateurs.
En termes comportementaux, le plus grand investissement relationnel des fondateurs (H3a) et corrélé avec le plus grand statut social dont ils bénéficient (H3b). Il ne s’agit pas d’une norme d’homophilie, puisque l’on observe ce comportement également chez les non-fondateurs. Il s’agit d’une norme selon laquelle les entrepreneurs orientent leurs choix en direction de ceux qui ont eu l’expérience de créer une entreprise dans le secteur de la Santé humaine. Cette expérience leur confère un statut cognitif spécifique, qui se traduit par un choix préférentiel en leur direction dans la transmission des savoirs (représentée par le réseau de Conseil) et dans le processus de coopération à l’œuvre dans cette industrie.
4.3.2. Le rôle des scientifiques et des financiers dans le processus de coopération
La deuxième caractéristique des entrepreneurs que nous explorons concerne leur fonction au sein de l’équipe de direction exécutive de l’entreprise, et la manière dont celle-ci détermine l’échange informel de ressources au niveau inter-organisationnel.
La reconstitution des relations informelles de conseil au niveau inter-organisationnel dans l’industrie de la connaissance exige un niveau d’abstraction supérieur que dans les études intra-organisationnelles ou dans l’étude d’industries plus conventionnelles. La diversité et spécialisation des savoirs ad hoc mobilisés dans ce secteur d’activité ne permettent pas souvent la routinisation des tâches. Le défit pour le chercheur est donc de trouver, dans l’analyse des activités et des interdépendances, les types de ressources échangées correspondant au « maximum commun dénominateur ». Ceci afin de mitiger en partie la spécificité des activités des entreprises et des différentes fonctions au sein des entreprises. A terme, il s’agit de pouvoir observer à la fois le système d’échange le plus vaste, le plus actif, mais aussi le plus spécifique possible. Comme nous l’avons déjà signalé, les ressources les plus pertinentes que nous avons pu identifier ont à voir avec les activités de gestion des principaux collaborateurs des Biotechs, sans lesquels ils ne pourraient pas développer leurs projets. Tous les membres de l’équipe dirigeante sont impliqués dans ces collaborations, indépendamment de la fonction qu’ils occupent dans l’entreprise. Les zones d’incertitude pour lesquelles les acteurs ont été interrogés ont à voir ainsi avec l’environnement industriel dans lequel ils évoluent. Dans ce sens, notre enquête a été dessinée pour que, au moment de rendre compte de leurs relations, les acteurs ne soient pas contraints de considérer le type d’activités spécifiques à leur fonction, mais de considérer les tâches comme des sous-projets dans lesquels toute l’équipe de direction de l’entreprise est impliquée. D’un point de vue théorique, nous leur avons demandé de considérer « chaque organisation comme un acteur collectif » (Lazega et al., 2007, p. 111), et d’identifier parmi les membres de ces organisations ceux qui leur ont permis d’obtenir des ressources.
Nous avons classés les acteurs en 4 catégories : Directeur général (CEO), Directeur financier (CFO), Directeur scientifique (CSO), et Directeur d’opérations (COO). Nous avons analysé les relations à l’intérieur et entre ces 4 classes. Les résultats récapitulés dans le tableau VII concernent les relations de Conseil et d’Amitié regardées conjointement. La première partie du tableau présente les résultats de l’analyse de l’Indépendance statistique dans les relations entre les membres des 4 classes. Cette méthode permet de prendre en considération les comportements relationnels propres à chaque groupe dans la mesure où l’importance relative des choix émis et reçus n’est pas calculée en fonction du nombre des choix possibles, mais en fonction du nombre de choix observés pour chaque type d’acteur. La deuxième partie du tableau présente la proportion des choix émis par les acteurs en direction des membres de chaque groupe.
Tableau VII. Relations intra- et inter- classes entre les entrepreneurs par type de fonction dans l’entreprise
Note : la première partie du tableau présente les résultats de l’analyse de l’Independence statistique. Les relations de préférence correspondent au ratio des relations observées et des valeurs non préférentielles calculées à partir des comportements relationnels observés. La deuxième partie présente la proportion des choix émis par les acteurs (axe vertical) en direction des membres de chaque groupe (axe horizontal).
Dans la première partie du Tableau VII, les colonnes et les lignes des CEO et des COO se caractérisent par des mesures assez homogènes autour de 1. Ceci signifie que les choix émis et reçus par ces acteurs sont équivalents aux valeurs non préférentielles construites à partir des comportements relationnels observés. En revanche, les valeurs des relations des CFO et CSO montrent des préférences très marquées. D’une part, les relations entre ces deux groupes présentent des préférences négatives (0,39 et 0,57 respectivement), ce qui indique que les liens inter-classes y sont sous-représentés. D’autre part, les deux groupes choisissent au sein de leur groupe plus d’interlocuteurs qu’ils ne le feraient s’il n’existait aucune préférence (1,61 et 1,35 respectivement), ce qui indique que les liens intra-classe sont surreprésentés. La deuxième partie du tableau montre la distribution des choix intra- et inter-classes. Nous observons que, même s’ils ne bénéficient pas des liens préférentiels, les CEO attirent presque deux tiers des choix émis. Ces résultats montrent aussi que seulement 4% des choix émis par les CFO s’adressent aux CSO, et que, dans le sens inverse, seulement 6% des choix émis par les CSO s’adressent aux CFO.
La figure I nous permet de visualiser les résultats présentés ci-dessus. Elle représente les membres des deux groupes et leurs relations de conseil et d’amitié. Nous avons effacé les relations entre les membres d’une même entreprise pour prendre en considération exclusivement les relations inter-organisationnelles. Les CFO (en noir) entretiennent davantage de relations que les CSO (en rouge). Chez les premiers, seulement 4 acteurs sont isolés (nous comptons les 3 acteurs qu’entretiennent uniquement des relations avec des CSO), contre 8 acteurs du coté des CSO. Seulement 6 relations sur 56 sont inter-classes, dont 2 réciproques.
Figure III. Graphe des relations inter-organisationnelles de Conseil et d’Amitié entre les CFO (20) et les CSO (23)
Note : les sommets en noir représentent les CFO, ceux en rouge les CSO. Les CFO entretiennent davantage de relations que les CSO.
Ces résultats nous permettent de confirmer notre Hypothèse 3c : indépendamment du niveau d’activité (choix émis) et du statut (choix reçus) des acteurs par type de fonction dans l’entreprise, nous constatons une préférence négative et réciproque entre les responsables scientifiques et les responsables financiers.
L’enquête ethnographique que nous avons menée nous permet de penser que cette absence de relations est en partie liée à la rencontre souvent violente du monde de la RA et de celui de la finance. Les différentes logiques de valorisation du monde scientifique et du secteur privé (Saives et al. 2005, Noisi, 2003), les contraintes temporaires liées à la durée des fonds d’investissement (Pisano, 1990), ainsi que les contraintes thérapeutiques et réglementaires du développement de produits constituent autant d’obstacles qui nécessitent la coordination des deux « systèmes de pensée ». Une entreprise de Biotech incarne le difficile travail d’adaptation mutuelle entre ces mondes. Ce travail d’ajustement oblige aux acteurs à négocier leur identité (Lazega, 1992), et donc à mettre en péril la manière dont ils se sont fait une place dans la vie professionnelle. Le scientifique et le financier représentent l’un pour l’autre ce défit, qui se traduit dans leur comportement relationnel par une norme de préférence négative entre eux.
Nos résultats nous montrent également que cette préférence négative caractérisant les relations entre les CSO et les CFO est accompagnée d’une norme d’homophilie entre les membres de ces catégories. La Figure III montre que ces deux types d’acteurs ont tendance à distribuer leurs choix parmi les membres de leur même catégorie. L’absence de relations de préférence entre ces acteurs et les autres catégories (CEO et COO, voir Tableau VII), nous permet de penser que ces deux normes se renforcent réciproquement. Elles seraient l’expression d’un cloisonnement au sein du système d’échange de ressources. D’une part, grâce à la norme d’homophilie par fonction dans l’entreprise à l’œuvre chez les CSO et les CFO, ces acteurs accéderaient plus facilement aux ressources circulant à l’intérieur de leur groupe, bénéficiant et participant ainsi à un processus de solidarité spécifique. En revanche, la norme de préférence négative inter-classes, réduit leurs chances de bénéficier des ressources circulant dans la catégorie opposée, et rend compte d’un processus d’exclusion réciproque entre CSO et CFO. Cette dynamique semble bénéficier davantage aux CFO qui peuvent profiter d’un système d’échange plus dense et cohésif que celui des CSO, comme nous le montre la Figure III et les mesures des relations intra-CFO (Tableau VII). Enfin, il est intéressant de signaler que les CSO qui entretiennent des relations avec des CFO sont parmi les plus centraux de leur classe, alors que chez les CFO ceci est moins vrai.
5. Conclusion
Dans le cadre des études sur la coopération entre concurrents, nous avons présenté l’approche inter-individuelle comme un complément nécessaire de l’approche contractuelle généralement utilisée dans l’étude de l’industrie des Biotechs. L’examen des relations personnelles qu’entretiennent les dirigeants des entreprises de Biotechs nous a permis de formuler des hypothèses concernant le mode de fonctionnement du processus de coopération dans lequel ils sont impliqués. Nous avons pu ainsi dépasser la description purement économique des relations inter-organisationnelles, afin d’explorer les formes et les normes sociales qui caractérisent cette industrie.
D’une part, nous avons établi l’existence d’un système d’échange généralisé, caractérisé par la circulation de divers types de ressources. La forme de cette structure sociale ne pas aléatoire car nous avons identifié une distribution hiérarchique des ressources, où le centre bénéficie et se différencie de la périphérie par des relations plus denses, plus multiples et plus réciproques. Les relations de conseil, qui rendent compte de domaines spécifiques d’expertise liés la gestion des principaux partenaires des Biotechs, sont fortement concentrées dans le centre, alors que l’amitié et les relations multiples sont distribuées d’une manière plus homogène dans les différents groupes périphériques. Nous avons suggéré que ce phénomène peut indiquer l’existence d’un mécanisme de compensation permettant aux acteurs périphériques d’entretenir des relations inter-organisationnelles, même si leur position sociale, et notamment leur statut cognitif représenté par les choix reçus dans le réseau de Conseil, est moins favorable.
D’autre part, deux normes caractérisant le processus de coopération ont été découvertes. La première concerne le rôle des fondateurs dans le système d’échange informel. Il existe une tendance chez les entrepreneurs que nous avons étudié à orientent leurs préférences relationnelles en direction de ceux qui ont eu l’expérience de créer une entreprise dans le secteur de la Santé humaine. Nous suggérons que cette expérience leur confère un statut cognitif spécifique, qui se traduit par un rôle prépondérant dans la transmission informelle des savoirs dans cette industrie.
La deuxième norme concerne la manière dont les différentes fonctions au sein des entreprises déterminent l’échange informelle de ressources au niveau inter-organisationnel. Nous avons montré qu’il existe une préférence négative caractérisant les relations entre les Directeurs scientifiques (CSO) et les Directeurs financiers (CFO). Cette tendance est accompagnée d’une norme d’homophilie à l’intérieur de ces mêmes catégories. Nous suggérons que ce phénomène double indique l’existence des processus spécifiques de solidarité et d’exclusion pouvant à la fois favoriser et nuire l’efficacité du processus de coopération informelle dans cette industrie.
Les normes d’échange mises au jour par ces comportements relationnels, reflètent en partie la manière dont certaines difficultés liées à la structuration globale de cette industrie déterminent le processus de coopération à l’œuvre dans ce milieu. Il nous semble que le plus grand statut social des fondateurs est en relation avec les innombrables obstacles, réels ou supposés, qu’il doit surmonter. Comme le signale Freeman (1991), dans l’étude des processus d’innovation, la vision de l’entrepreneur comme un héros exceptionnel capable d’imposer sa volonté créatrice domine la pensée économique depuis Schumpeter. Dans ce contexte, le créateur d’entreprise est considéré comme le plus éminent représentant des entrepreneurs. Ceci est supposé être encore plus vrai dans l’industrie des Biotechs, où aux difficultés « courantes » s’ajoutent celles liées au développement des produits thérapeutiques. Cette croyance généralisée, que l’on peut penser plus ou moins justifiée, peut être à l’origine des observations dont nous avons rendu compte. Pour sa part, le phénomène d’exclusion réciproque entre les CSO et les CFO, est peut être le reflet du difficile processus d’ajustement qui doit subir une découverte scientifique pour devenir une invention thérapeutique. Ceci irait dans le sens des propositions faites par Owen-Smith et al. (2002) qui suggèrent que le secteur de la RA en Europe est peu intégré à celui de la Recherche clinque, représentée par les Biotechs et les Big-Pharmas.
Les analyses que nous avons menées nécessitent d’être testées et développées davantage sur d’autres modèles statistiques, où nous pourrons notamment inclure davantage de variables pouvant expliquer en partie la distribution des choix relationnels. Aussi, une enquête complémentaire devra nous permettre d’articuler les relations contractuelles et inter-individuelles au niveau inter-organisationnel. Enfin, des données sur les performances scientifiques et économiques des entreprises s’avèrent nécessaires pour explorer le poids des relations sociales sur les capacités d’innovation de l’industrie française des Biotechs.
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[1] Pour toute correspondance : alvaro.pina-stranger@dauphine.fr
[2] Je remercie très vivement le soutien de la Ville de Paris qui a rendu cette étude possible et l’aide des acteurs qui ont eu la patience et la générosité de répondre à mes questions. Je tiens à remercier également l'association professionnelle France Biotech pour leur précieux soutien. Je remercie aussi les membres du groupe ORIO (http://orio.dauphine.fr/) pour leurs nombreux conseils et commentaires.
[3] Nous parlerons d’industrie des Biotechs ou d’entreprise de Biotech pour signaler les entreprises de biotechnologie qui travaillent dans le secteur de la santé humaine, sans spécifier à chaque fois qu’il ne s’agit pas d’entreprises de biotechnologie travaillant dans un autre secteur.
[4] Hopkins et alt. (2007) mettent en question le caractère « révolutionnaire » de l’industrie des Biotechs, en montrant que l’évolution de ce secteur suit un patron de changement technologique « accumulatif » qui vient s’intégrer aux structures précédentes sans pour autant les basculer profondément.
[5] Comme le souligne Lazega (2008), ces études « sont trop rares parce que les données de ce type sont sensibles, stratégiques et difficilement accessibles ».
[6] « (…) number of years of experience with collaboration generates more external ties as firms develop a reputation for, and at, cooperation. The extensiveness of a firm’s network is a strong predictor of survival. » (Powell 1996, p. 208)
[7] « (…) one-third of the companies declared having acquired credibility vis-a-vis the biotechnology community –as an intangible externality- from their venture capitalists. » (Niosi, 2003, p. 743).
[8] « (…) The visibility of the scientist in the academia community plays a key part as regards venture capital. It gives credibility to the scientific project of the firm. » (Mangematin et al., 2003, p. 634).
[9] Les travaux de Casper (2007) montrent l’existence d’un milieu social conformé par les dirigeants de Biotechnologie à San Diego, mais il n’observe que les relations d’affiliation entre ces acteurs et leurs entreprises. Les données dont il disposait ne lui permettaient pas d’examiner les réseaux d’échange de ressources.
[10] « A [input] k-core is a maximal subnetwork of given network in which each vertex has at least k degree k neighbors in the same subnetwork […] according to lines coming into vertex. », Nooy et al., 2005, p. 70, et Batagelj et al., 2008.