REDES- Revista hispana para el análisis de redes sociales
Vol. 20, #10b, Junio 2011
http://revista-redes.rediris.es

Stratégies d’activation et de construction de réseaux sociaux dans la migration. L’exemple des migrants africains clandestinisés à la frontière sud-espagnole

 

Pauline Carnet – Université de Toulouse 2 (LISST-CERS, UMR 5193 du CNRS) – Université de Séville (GEISA (SEJ 149)[1]

 

Resumen

En un contexto donde se aumentan los controles en las fronteras exteriores así como dentro del espacio europeo, los migrantes africanos que no pueden optar por las vías regulares de circulación, deben apoyarse cada vez mas en la relaciones sociales para poder entrar en España, ser acogidos y posteriormente encontrar trabajo y regularizar su situación. Lejos de limitarse al entorno familiar o comunitario, las redes que utilizan integran actores sociales muy diversos.

Palabras clave: Migración africana – Redes – Circulación – Frontera – España – Almería.

        

Résumé

Dans un contexte de renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’Union Européenne et à l’intérieur de ses pays membres, les migrants africains qui n’ont pas accès aux moyens officiels de circulation s’appuient de plus en plus sur les relations sociales pour pouvoir entrer en Espagne, être accueillis puis trouver du travail et régulariser leur situation. Les réseaux socaiux qu’ils croisent et activent ne se limitent pas au milieu familial ou “communautaire”, mais intègre des acteurs très divers.

Mots-clés: Migration africaine – Réseaux – Circulation – Frontière – Espagne – Almeria.

 

 

Les analyses en terme de réseau, attachées aux études sur les migrations, ont permis de dépasser le prisme des facteurs push/pull économiques pour, au contraire, comprendre les logiques de mobilité des migrants eux-mêmes. Les chercheurs se sont d’abord intéressés à la façon dont les réseaux de migrants (déjà étudiés par Thomas et Znaniecki en 1918-1921) permettaient la circulation entre pays de départ et d’arrivée (Faist 1997) à travers la mise en place de « filières migratoires » et de « chaînes migratoires ». Les migrants installés favorisent en effet l’arrivée de nouveaux migrants à l’intérieur de réseaux constitués essentiellement sur la base de liens familiaux et amicaux (Guilon, Ma mung, Taboada-Leonette 1994 ; Pedone 2003 ; Qacha 2010).

D. Massey (1998) définit le « migrant network » comme étant « l'ensemble de liens interpersonnels qui relient les migrants, les futurs migrants, et les non-migrants dans les espaces d'origines et de destination, à travers les liens de parenté, d'amitié, et une origine communautaire partagée » et se focalise, comme d’autres, sur la notion de capital social (Espinosa et Massey 1997 ; Portes 1998 ; Waldinger 1997). En France, les chercheurs conçoivent plutôt le réseau migrant comme « un ensemble de relations qui tournent autour d'un principe organisateur (…) : échanges réciproques ou objectifs communs » et qui, du fait de normes peu rigides, « permet une adaptation plus facile à leur contexte socio-spatial que des groupes institutionnalisés. » (Ma Mung (dir.) 1998 : 41). La notion de réseau est alors liée au concept de « circulation migratoire » : «  issu de celui de migration [il] fait référence à la mobilité des hommes, avec leurs itinéraires, leurs moyens de transport et de communication, la pratique effective et affective de l’espace parcouru, entre l’espace d’origine et l’espace de résidence » (De Tapia 1996). Invitant à se détacher des visions ethnocentristes, toutes ces analyses ont peu à peu mis à mal la traditionnelle dichotomie entre “pays d’émigration” et “pays d’immigration” en offrant une lisibilité des espaces sociaux transnationaux. Mais à la vision relativement bipolaire des auteurs états-uniens, la focalisation des chercheurs français sur la circulation les a conduit à prendre en compte l’ensemble des espaces traversés par les migrants. A. Tarrius (1993) développe ainsi la notion de « territoire circulatoire » qui constate « une certaine socialisation des espaces supports aux déplacements ». Ces territoires dépassent le cadre des États-nations et sont le support d’activités commerciales exercées par les « fourmis de la mondialisation » (1992) – ces migrants de multiples origines qui, faisant de leur mobilité une ressource, tirent leurs bénéfices économiques du différentiel de richesse entre différents pays. Malgré leurs différences, ces analyses portent en commun l’idée que les relations sociales permettent à des individus d’obtenir des ressources auxquelles ils n’ont pas accès via les dispositifs officiels ; et permettent également aux migrants de circuler dans des espaces qui dépassent les territoires étatiques.

Dans un contexte de renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’Union Européenne et à l’intérieur de ses pays membres, il s’agit donc de s’interroger sur la place des réseaux sociaux dans les stratégies de passage et de séjour des migrants africains clandestinisés[2] (maghrébins et subsahariens) à la frontière sud-espagnole. Pour ce faire, je me centrerai non pas sur la morphologie des réseaux de migrants (Potot 2003) mais sur les modes de mises en relation des migrants entre eux, et des migrants avec de divers acteurs locaux, dans les multiples espaces qu’ils traversent. Cet article se propose de montrer que le relationnel, le réseau en tant que forme sociale fait ici hautement plus sens que le partage d’une supposée “origine communautaire”. Les migrants, à travers leurs stratégies pour réussir les deux phases de leur projet migratoire – traverser la frontière sud-espagnole et trouver du travail/papier – s’inscrivent dans des univers socio-économiques qui témoignent de multiples « mondes sociaux » (Strauss 1992). Je me baserai sur les résultats d’une longue enquête de terrain, effectuée dans le cadre d’une thèse de doctorat.[3] Les entretiens semi-directifs m’ont servis à reconstruire les parcours des migrants que je ne pouvais pas accompagner dans les moments mêmes de leur mobilité. Les observations, quant à elles, m’ont permis de découvrir les conditions de vie et les stratégies de séjour des migrants à l’étape almeriense.

Les réseaux sociaux dans les stratégies de passage et d’entrée en Europe

Migrer en dehors de voies officielles suppose d’utiliser des moyens dont l’accès n’est pas aussi simple que de se rendre dans une agence de voyage et d’acheter un billet. Il faut savoir où aller, qui voir, quoi faire, comment, avec qui. A chaque étape de leur parcours migratoire, les migrants africains s’appuient sur des relations sociales parce qu’elles sont indispensables à leurs projets. Les candidats à la migration qui optent, faute de mieux, pour les voies clandestines s’informent sur les différents mode de passage et leur fonctionnement auprès de ceux (famille, amis) qui ont déjà effectué le voyage. De cette façon, ils obtiennent des informations sur la route à suivre et les conditions de voyage, mais aussi des conseils, des mises en garde et enfin des adresses et des contacts. Chaque voie migratoire présente ensuite ses spécificités organisationnelles. Afin d’éclaircir mon propos, je prendrai trois exemples : les migrants subsahariens passant par la route transsaharienne, ceux utilisant les pirogues depuis le Sénégal jusqu’aux îles Canaries, et enfin les migrants marocains traversant le détroit de Gibraltar (en pateras ou par d’autres moyens plus « sûrs »).

Les migrants subsahariens – de diverses nationalités – qui passent par la route transsaharienne se sont organisés en réseaux pour pouvoir passer les différentes frontières auxquelles ils sont confrontés. Ils se retrouvent au Mali et au Niger pour aller jusqu’au Maroc ou en Libye en passant par le Sahara. Le long de ce chemin, ils constituent une sorte de “chaîne” reliant différentes « étapes », dans lesquelles ils se reposent, se retrouvent, échangent des informations, s’organisent, travaillent, vendent et achètent des services (Alioua 2003 ; Escoffier 2008) – autant d’occasion de reformuler son projet migratoire. Différents figures participent au voyage proprement dit : « transporteurs », « chauffeurs », « taxis », transportent les migrants pour un prix dépassant largement ceux en vigueur. D’autres figures facilitent les connexions entre étapes. Prenons l’exemple de la frontière entre l’Algérie et le Maroc. Une partie des migrants subsahariens sont regroupés à Maghnia, généralement par nationalité, dans des « camps » ou « ghettos » situés en dehors de la ville. Organisé sur un modèle gouvernemental, un « camp » comporte un « président » ou « chairman », des « ministres », mais aussi un service de « police » et un « tribunal » (Alioua 2003, Pian 2010). Cette organisation a pour objectif d’organiser la vie quotidienne et la cohabitation, mais aussi d’organiser le passage des migrants vers le Maroc. Les membres du « gouvernement » font partie des migrants refoulés les plus anciens et les plus expérimentés. En effet, arrêtés par les forces de police à une étape et refoulés de force à l’étape précédente, ils connaissent non seulement le « chemin », mais aussi les acteurs du passage et ses difficultés. Ils connaissent les lieux, les passeurs et les moyens d’accès, mais ne disposent plus d’argent pour entreprendre eux-mêmes le trajet. Aussi, ils jouent un rôle d’intermédiaire entre les migrants qui viennent d’arriver et les « passeurs » autochtones : ce sont, comme le nomme M. Alioua (2003), des « migrants-passeurs ». Ce service est bien évidemment payant, ils prennent en quelque sorte une commission qui leur permet de se renflouer afin d’entreprendre eux-mêmes une nouvelle traversée (les membres du « gouvernement » ne doivent d’ailleurs pas rester plus de 3 mois au pouvoir). Les « passeurs » autochtones, eux, maîtrisent leur territoire et savent éviter, ou soudoyer, les différents corps de contrôle (police ou gendarmerie). Les contacts des uns et des autres se fait essentiellement par téléphone. Par ce biais-là, les « listes » de migrants à faire passer, c’est-à-dire ceux qui ont payé le trajet, sont communiquées au « correspondant » qui les attend à l’étape suivante. Ce dernier est un migrant, ici situé à Rabat, qui facilite le logement des nouveaux venus et fait le lien avec les intermédiaires nécessaires à la prochaine étape – par exemple avec les « passeurs » marocains qui organisent le trajet en mer. Chaque segment de ce voyage par étapes possède ses prix et ses intermédiaires[4]. Nous sommes donc face à un mouvement constant où les uns sont remplacés par les autres et où la migration est rendue possible par la mise en réseau de migrants et de sédentaires autochtones de toutes sortes – notamment des passeurs, des policiers et des gendarmes. On peut ainsi considérer ces réseaux de migrants comme étant « semi-autonomes » : à travers leur organisation collective et leurs initiatives, ils font preuve d’une relative autonomie sociale,[5] mais ils dépendent en même temps d’acteurs locaux – professionnels ou non du passage – toujours extérieurs à leur groupe et avec qui ils doivent négocier.

A l’opposé, d’autres migrants sont totalement “pris en charge” par des réseaux que l’on peut qualifier de « professionnels ». Ces derniers dépendent alors de leurs relations établies avec les migrants pour pouvoir développer leur commerce de passage.

Le passage des migrants subsahariens qui prennent une pirogue depuis le Sénégal jusqu’aux Canaries – appelés aussi « Express Sénégal » – résulte de l’action cumulée des migrants, des aspirants à la migration et des acteurs maîtrisant le réseau de passage. On peut distinguer trois figures participant à l’organisation proprement dite de la traversée : le propriétaire de la pirogue, le « rabatteur » et le gérant du « foyer ». S’y ajoute la figure du « capitaine » qui conduit la pirogue. Les propriétaires des pirogues, ou passeurs, sont généralement d’anciens pêcheurs reconvertis dans le marché des migrations une fois que la pêche ne subvenait plus, ou trop peu, à leurs besoins.[6] (Il est d’ailleurs significatif que les candidats à l’Express Sénégal aient aussi été, dans un premier temps au moins, des pêcheurs.) Ils embauchent des « coxeurs »[7] ou « rabatteurs », chargés de trouver pour eux des « clients ». Pour que son commerce fonctionne, le propriétaire réunit une « équipe » de cinq ou six « coxeurs », travaillant dans grandes villes du Sénégal proches des points de départs des pirogues. Il les choisit parmi des personnes de confiance – généralement un ami ou un membre de la famille. Surtout, le propriétaire doit bénéficier d’une bonne réputation, qu’il se forge notamment en amenant les migrants à bon port. En effet, pour entrer en contact avec le « coxeur », les aspirants à la migration demandent à un proche qui a déjà effectué la traversée, qui connaît des pêcheurs ou qui l’est lui-même. De son côté, le « coxeur » fait de la publicité parmi ses connaissances, puis, c’est l’effet “boule-de-neige”. Le passage à l’acte ne se fait donc pas seulement à partir de l’offre d’un rabatteur puisque les candidats à la migration se débrouillent eux-mêmes pour le trouver. Une fois que le « coxeur » a réunit suffisamment de « clients », il les accompagne jusque dans la ville maritime proche du point de départ et les remet à une personne qui dirige un « foyer ». Ils y sont nourris et logés – les frais étant inclus dans le prix du « billet », qui coûte entre 600 et 800 euros[8] – jusqu’au jour de la traversée. À l’heure du départ, le « coxeur », ou bien le dirigeant du « foyer », accompagne les « clients » jusqu’à la pirogue. C’est ensuite le « capitaine » ou « commandant » qui prend le relais, avec une « équipe » dont il désigne les membres. S’il facilite le passage de tous en conduisant la pirogue, il reste un migrant avant tout. Choisi par le propriétaire pour ses qualités de pêcheur, sa fonction lui permet seulement de ne pas payer de « billet » et parfois de toucher une petite rémunération (pas plus de 300 euros). Il désigne lui-même entre deux et 10 personnes pour le relever dans la conduite et s’occuper de l’intendance à bord. Il est responsable du GPS – lorsqu’il y en a – et oriente les conducteurs sur le cap à suivre. L’organisation de ces passages dépend donc largement du tissu social sénégalais, des réseaux familiaux et amicaux, et du réseau professionnel de la pêche.

De la même façon, une partie des migrants marocains qui passent en « patera » dans le détroit de Gibraltar s’appuient sur ce que F. Qacha (2010) appelle des « réseaux de confiance », dont je reprendrai ici brièvement l’explication. Les réseaux organisés de passeurs ont d’abord envoyé des représentants dans les villages. Ces derniers étaient chargés de repérer l’homme de confiance du village, c’est-à-dire quelqu’un qui était connu de tous et respecté par tous. Ces hommes de confiance sont les « assenssam » et les « damn », particulièrement présents dans l’espace public des villages en raison de leur rôle traditionnel. En effet, le « assenssam » détient les informations sur le marché du bétail et de la terre et fonctionne comme une agence, prenant part aux négociations. Aujourd’hui, il sert aussi d’intermédiaire entre les candidats au voyage et le représentant, moyennant une commission sur le prix du trajet. Il est donc le garant de la transaction et tire sa rémunération des réseaux organisés ainsi que des particuliers. Le « damn », quant à lui, conserve l’argent du migrant jusqu’à son arrivée à bon port – dans le cas des passages pris en charge depuis le village de départ jusqu’à la ville de destination et la rencontre du migrant avec le membre de la famille ou l’ami qui l’accueille. En effet, les services proposés par les passeurs ne se limitent pas uniquement au passage. Ils peuvent comprendre également l’accompagnement du migrant jusqu’au membre de sa famille qui l’accueille en Espagne ; mais aussi l’accès à un premier emploi, faiblement rémunéré. Les « passeurs » se trouvent donc des deux côtés de la frontière : les uns organisant le passage, les autres ayant une fonction de relais.

Les prix de la plupart de ces voies de passage sont négociables : ils varient selon le nombre d’intermédiaires intervenant dans la transaction, mais surtout, selon la force du lien existant entre le client et l’intermédiaire, ou le client et le passeur. Dans tous les cas, l’importance et la qualité des relations sociales est telle qu’elles brouillent la frontière entre migrants et passeurs.

Une fois la frontière européenne passée, les migrants ont pour objectif de se loger, de trouver du travail et d’obtenir la régularisation de leur séjour. Quels sont alors leurs modes de circulation et d’organisation?

Les réseaux sociaux dans le choix d’Almeria comme étape

A chaque étape, les migrants se retrouvent dans les mêmes espaces, les mêmes micro-lieux. Ils y font des connaissances, obtiennent de nouvelles informations et peuvent ainsi réajuster leur projet initial. En Europe, comme en Afrique, leurs contacts préalables ne déterminent donc pas toujours la géographie de leurs parcours. De plus, si les migrants activent leurs réseaux, ils en créent aussi de nouveaux, notamment parce que disposer d’un réseau préalable ne suffit pas toujours à obtenir les ressources nécessaires à l’obtention d’un logement et du travail/papier.

Dans l’espace de circulation des migrants africains, la province andalouse d’Almeria, constitue à la fois un espace de transit, un lieu d’installation ainsi qu’une étape où « chercher les papiers ». Elle a en effet pour réputation d’être plus « tranquille » vis-à-vis des contrôles policiers et d’offrir plus de facilités qu’ailleurs en Espagne ou en Europe pour travailler sans papiers et obtenir sa régularisation (Carnet 2008) – principalement via son secteur agricole, qui fonctionne comme une « plate-forme vers la régularisation » (Martín, Castaño, Rodríguez 1999 ; Martín Diaz 2003). 

La province constitue de fait un véritable pôle centralisant les migrants africains en situation précaire, qui viennent de partout à la recherche du travail/papiers.

Certains arrivent du Sud, soit directement depuis le détroit de Gibraltar, soit après un passage par les CIE des îles Canaries et de la Péninsule, puis un hébergement par une association et/ou un proche. D’autres y descendent après être resté plusieurs mois ou plusieurs années dans divers pays européens (Allemagne, Hollande, France) parce que leurs tentatives de régularisation par le travail ou le mariage, dans ces pays, ont échoué. Ils mobilisent alors leur réseau de façon à être accueilli ailleurs : « Moi, je n’ai laissé personne tranquille, j’ai appelé tout le monde ». Cette circulation du Nord vers le Sud peut se faire à l’occasion d’un processus extraordinaire de régularisation, mais aussi à n’importe quel moment. C’est la concordance entre leur réseau relationnel et les possibilités de travail et de régularisation qu’offrent les différents pays et secteurs économiques, qui détermine en grande partie leur circulation à l’intérieur de l’espace européen.

C., transféré à Malaga depuis les Canaries, avait des amis dans différentes villes d’Espagne, mais il a préféré aller à Almeria. D’une part, ses amis lui ont dit qu’il ne pourrait pas travailler dans les autres villes. D’autre part, l’association qui l’avait recueilli ne pouvait pas lui payer le billet jusqu’en Italie, où son oncle était prêt à l’accueillir ; sans compter que le trajet lui paraissait trop risqué. « Il devait me mettre en contact avec quelqu’un qui allait venir me chercher, parce qu’il n’a pas le temps. Après je me suis dit : “Bon, c’est plus la peine, comme je suis en Espagne, c’est mieux de rester”. Je voulais pas prendre le risque quoi».

D’autres, parmi ceux qui arrivent du Sud, ne sortent pas de la région parce que – outre la peur des contrôles policiers sur la route – leur famille située ailleurs en Espagne ou en Europe, ne souhaite pas vraiment les accueillir : « Si tu n’as pas de papiers, la famille dit que tu ne peux pas venir, parce qu’il y a beaucoup de policiers. Et si tu as des papiers, ils te disent qu’il n’y a pas de travail, que eux-mêmes ils n’ont pas de travail. » Le refus frontal n’est en effet jamais opposé afin de ne pas risquer de rompre définitivement le lien familial. Avec l’augmentation des contrôles et des difficultés économiques, l’accueil des nouveaux venus a ainsi tendance à se limiter dans le temps et/ou à se restreindre à la famille proche et à ceux avec qui le lien affectif est intense.

Tous ces migrants ont été orientés vers cette province : par les parents et amis qui les ont accueillis ailleurs en Espagne, par les réseaux de migrants qui font circuler des informations relatives à sa réputation (la traversée, le séjour en CIE, l’hébergement par une association, sont autant d’occasions d’échanger des informations) ou encore parce que c’est le lieu de vie du parent ou de l’ami disposé à accueillir.

Les réseaux sociaux dans l’accueil et la recherche du travail/papiers

Etre pris en charge versus se débrouiller

Si l’accueil est important, c’est qu’une fois entrés en Europe, les migrants sont en situation de concurrence. Tous ont en effet les mêmes besoins en termes de logement, de travail, de régularisation ; et leurs contacts peuvent non seulement les informer mais aussi les aider à réussir cette seconde phase du projet migratoire. Les migrants cherchent donc d’abord à être “accueilli” par un « contact » ou « tuteur » puis à développer leur réseau social.

Les subsahariens francophones utilisent ce dernier terme lorsqu’ils évoquent leur « libération » en péninsule. Après leur sortie du CIE, ils sont la plupart du temps recueillis par une association qui les héberge quelques jours et leur demande si quelqu’un est disposé à les accueillir. Les migrants fournissent le nom et le numéro de téléphone de leur « tuteur ».[9] L’association appelle ce dernier pour s’assurer de son accord et fournit ensuite un billet de bus au migrant pour qu’il le rejoigne. Cette « enquête », qui se fait par téléphone, ne permet pas aux membres de ces organisations de connaître les conditions réelles de logement prévu pour le nouveau venu. De fait, le « tuteur » n’est pas toujours quelqu’un que le migrant connaît personnellement et il n’héberge pas toujours lui-même ce dernier. Les organisations non gouvernementales ou religieuses qui « accueillent » des migrants reproduisent donc leur démarche.

Si tous les migrants en provenance du continent africain ne passent pas par un CIE, tous, en revanche, cherchent à être accueilli par quelqu’un. C’est pourquoi j’ai décidé de reprendre ce terme de « tuteur » pour en faire une figure à même de décrire la complexité de l’ « accueil ».

Que signifie, en effet, « être accueilli » ? Répondre à cette question nécessite de distinguer l’ « accueil » avec et sans « prise en charge ». Cette distinction me permet de construire la figure du « tuteur » et ses déclinaisons. La première figure est celle du « tuteur-gardien ». Ce terme désigne un proche (parent ou ami) qui prend en charge le nouveau venu. Elle se divise en deux sous-figures. Le « tuteur-protecteur » héberge le nouveau venu chez lui pour une longue durée ou bien lui trouve un logement et un travail afin qu’il puisse faire face au prix du logement. Dans les deux cas, il se sent engagé et responsable de son devenir et lui ouvre son réseau pour lui faciliter tout type de démarches. Au contraire, le « tuteur-geôlier » héberge le nouveau venu chez lui pour une longue durée, mais limite ses possibilités d’autonomie sociale. Il peut ainsi restreindre ses occasions de sociabilité et donc, d’élargir ses connaissances et son champ des possibles. Il peut également demander ou exiger qu’un travail non rémunéré soit fourni en échange de cette prise en charge. Le nouveau venu est ainsi transformé en ouvrier ou en bonne à tout faire. Ces effets pervers se retrouvent essentiellement lorsque le tuteur appartient à la famille du nouveau venu. En effet, être pris en charge implique souvent d’être en « dette » (symbolique) car un contre-don – qui peut prendre différentes formes – est tacitement attendu. Mais lorsqu’il s’agit d’une relation familiale, ce sentiment d’être en « dette » peut être exacerbé car ce lien entre tuteur et nouveau venu implique le collectif, c’est-à-dire le groupe familial, qui possède un caractère permanent. La relation familiale est ainsi une ressource autant qu’une contrainte. Elle accentue l’asymétrie de la relation lors de l’accueil et c’est pourquoi certains préfèrent solliciter leurs amis plutôt que leur famille. La seconde figure est celle du « tuteur-relais ». Il s’agit soit d’une personne que le nouveau venu ne connaît pas très bien, voir pas du tout, mais qu’un tiers – proche des deux – a chargé de trouver un logement ; soit d’un de ses proches, qui l’héberge alors quelques jours ou quelques semaines avant de le rediriger ailleurs. Dans tous les cas, le « tuteur-relais » ne se sent pas responsable du devenir du nouveau venu.

Un tuteur est donc un migrant installé depuis suffisamment longtemps pour disposer d’un logement, éventuellement d’un travail, et pour maîtriser un minimum les règles qui régissent la société espagnole. Plus le lien social personnel (direct ou intermédiaire) est fort et plus le nouveau venu a de chances d’être accueilli et pris en charge. Pour le migrant, le tuteur idéal est donc celui qui va l’héberger chez lui, le « guider » le temps qu’il s’adapte à un nouvel espace, et lui servir d’intermédiaire dans sa recherche d’emploi, par exemple en le mettant en relation avec son propre patron. Mais surtout, c’est celui qui fournit au nouveau venu une aide qui corresponde au projet de ce dernier (qui subvient à ses besoins le temps nécessaire et lui laisse sa liberté, lui ouvre un réseau susceptible de l’aider dans ses projets sans solliciter quelque chose en retour). C’est la raison pour laquelle les migrants qui le peuvent n’hésitent pas à se trouver un second tuteur si le premier ne leur convient pas.

Ainsi, une partie des migrants sont pris en charge par leur réseau – formés de parents, d’amis et/ou de familles transnationales (Qacha 2010) – tandis que d’autres sont rapidement enjoints de se débrouiller « seuls ». Les premiers sont soutenus par leur réseau qui les aide à circuler, se loger et trouver du travail – ou les soutiennent financièrement s’ils n’en ont pas. Les seconds n’ont personne pour les accueillir ou sont accueillis par le réseau ou le contact qui ne fournit qu’une aide limitée dans le temps, consistant essentiellement à être hébergé quelques jours. Disposer d’un réseau ne signifie donc pas nécessairement disposer d’un capital social à même de faciliter circulation, travail et papiers. Ceux qui ne disposent pas de capital social préalable vont donc devoir s’en construire un. Les autres, particulièrement dépendants de leur contact dans un premier temps, vont par la suite chercher à agrandir et à diversifier leur réseau.

Fazz – un migrant sénégalais venu par l’Express Sénégal avec trois frères et cousins – a activé, dès son arrivée au CIE des Canaries, les contacts qui pouvaient s’avérer utiles afin de préparer son éventuelle libération. Il n’a pas mobilisé sont frère, qui vit en Italie, car il ne s’entend pas avec lui. Il a donc appelé sa demi-sœur, qui réside en France après avoir longtemps résidé en Espagne, laquelle a contacté une cousine maternelle, résidant en Espagne. Cette cousine, qui venait de déménager de la province d’Almeria pour aller à Palma de Mallorca, a contacté son « petit ami » resté à Almeria. Ce dernier a trouvé deux chambres chez un couple de compatriotes sénégalais qu’il a payées avec l’argent que la sœur de Fazz lui avait envoyé depuis la France. Mais la cohabitation ne fonctionne pas et la femme du bailleur leur demande rapidement de partir. Fazz et ses cousins logent alors dans un cortijo[10] au milieu des serres, et payent les deux premiers mois de loyer grâce à un nouvel envoi financier de la demi-sœur. Cette dernière n’a donc pas « accueilli » son demi-frère et ses cousins (soit qu’elle n’en ait pas les moyens, soit que sa relation avec eux n’était pas suffisamment forte pour justifier d’une telle aide), mais a activé une « chaîne relationnelle » qui leur a permis d’avoir un tuteur officiel à désigner à la Croix-Rouge, après leur libération du CIE, et d’accéder à une ressource. Fazz et les autres ont en effet bénéficié gratuitement d’un logement, le temps qu’ils trouvent du travail et puissent subvenir eux-mêmes à leurs besoins. L’aide financière de cette sœur est en effet momentanée : « Depuis qu’on est là, qu’elle nous a installé et tout, bon, je l’entends plus. C’est peut-être une façon de montrer qu’on doit se débrouiller seuls, quoi. Elle a fait l’essentiel.» Or, elle ne leur a pas ouvert de possibilités professionnelles et Fazz et ses cousins n’ont pas trouvé de travail durant ce temps de loyer gratuit. Arrivés lors de la saison creuse à Almeria, ils sont partis à Jaén – où l’un d’entre eux avaient un « contact » – avec l’espoir de faire la cueillette des olives, sans succès. Ils se sont alors séparés. L’un est parti à Huelva, l’autre à Lérida, pour travailler dans l’agriculture. Fazz, quant à lui, est retourné à Almeria. Se définissant comme « artiste-coiffeur », il refuse de travailler « dans les champs » et survit tant bien que mal. D’abord, il demande une aide financière à une autre sœur, qui vit aux Etats-Unis. Fazz possède avec elle une relation plus forte qu’avec sa demi-sœur. Dans le même temps, il gagne quelques euros en coiffant ses compatriotes qui vivent dans les cortijos aux alentours. Puis il s’accorde avec un compatriote qui gère un locutorio pour y installer un coin coiffure. L’idée était de partager les bénéfices de l’activité, mais le gérant, voyant la faible activité de Fazz, ne lui réclame finalement rien. Se sentant dans son cortijo comme dans une « prison », Fazz tente de se constituer un réseau en dehors du monde agricole et en dehors de son réseau de migrants. Il a déjà rencontré une cinéaste française et une sociologue (moi). Chaque personne rencontrée représente pour lui une éventuelle opportunité susceptible de l’amener vers autre chose. Bien sûr, rien n’assure de ce résultat, mais la seule possibilité suffit à justifier le fait de « perdre son temps » avec ces personnes. Fazz signale ainsi qu’on ne peut pas savoir à l’avance, qui va être utile ou non – leçon qu’il a sans doute apprise à travers l’activation, par sa demi-sœur, de la chaîne relationnelle.

A la recherche du travail/papiers

Les migrants à la recherche du travail/papiers à l’étape almeriense s’appuient dans leurs quête sur des acteurs multiples : famille, amis, connaissances, réseaux communautaires, réseaux associatifs et caritatifs, intermédiaires en tout genre. C’est d’abord auprès d’autres migrants que le nouveau venu obtient des informations sur les moyens matériels, juridiques et symboliques de son séjour. Le réseau associatif, pour sa part, vient en renfort ou en complément du réseau migrant – sauf en ce qui concerne l’information sur la régularisation. Par ailleurs, les services – demandés et proposés – entrent aussi bien dans le cadre du don et de la solidarité que de l’échange marchand. La mobilisation du capital social constitue la stratégie de séjour première des migrants clandestinisés et les relations marchandes ne sont accessibles qu’à partir de la mobilisation préalable du capital social.

Une fois que le tuteur-protecteur a assuré au nouveau venu un premier travail lui permettant – dans le meilleur des cas – de subvenir à ses besoins, le migrant est alors en position de développer lui-même son réseau relationnel et d’augmenter en conséquence ses possibilités de trouver un meilleur emploi, en termes de conditions de travail, de salaire, ou de “plus” (par exemple, être payé quelques euros de moins mais être logé). Ceux qui n’ont pas la chance d’être pris en charge, apprennent, grâce à leur « tuteur-relais » ou bien dans les lieux de sociabilités des migrants (notamment dans les commerces), où se diriger pour trouver un emploi. Ils se rendent ainsi dans les places publiques où les agriculteurs recrutent mais aussi dans les associations, organisations religieuses et syndicats qu’ils considèrent comme des « agences pour l’emploi ».

Mais, face à la concurrence, et notamment en période creuse, le réseau social du migrant devient indispensable au recrutement. Ceux qui ont recours aux dispositifs tels que les associations tentent de personnaliser leur lien avec un des membres afin de rendre plus effectifs les services proposés. Plus généralement, ce sont les migrants étrangers déjà employés qui servent d’intermédiaires entre les patrons et les demandeurs d’emploi. Lorsque l’informalité est importante, la confiance est le maître mot. Dans le service domestique, une bonne partie des embauches se fait par recommandation. Dans l’agriculture, le contremaître privilégie les liens forts au moment de recommander quelqu’un à son patron. La nécessité de passer par un intermédiaire est telle que certains d’entre eux n’hésitent pas – lorsque le lien avec le demandeur est faible – à tirer un bénéfice pécuniaire de leur position. Pour autant, le paiement de ce service ne se fait pas forcément dans le cadre d’une relation marchande : lorsqu’il n’est pas un préalable obligatoire, il peut s’effectuer en guise de remerciement. Par ailleurs, les migrants installés qui ont monté un commerce fournissent eux-mêmes des emplois, généralement occupés par les nouveaux venus. Il s’agit essentiellement des locutorios (taxiphone), des lieux de restauration rapide ou encore des stands de vente ambulante (vente de parfums, ceintures, sacs à main, lunettes de soleil, lors des ferias ou sur les marchés). Enfin, les migrants clandestinisés peuvent aussi louer des cartes de résidence avec permis de travail auprès de migrants régularisés dont le travail n’est pas déclaré : essentiellement des commerçants ambulants et des travailleuses du sexe. Cela leur permet d’augmenter leur chance de trouver un emploi, en accédant à des secteurs qui leur sont fermés, comme les almacenes – usines de transformation du produit agricole – et la construction.

« Il y a un ami qui m’avait dit que (…) si tu connais un ami sénégalais ou bien un autre africain qui ne travaille pas sur les papiers, il faut que tu empruntes un papier. Donc il y a une amie nigérienne[11] qui m’a donné son papier pour travailler. J’ai travaillé pendant trois mois. (…) Ce n’est pas une amie. Je la connais comme ça, c’est une maman qui habite là-bas qui la connaît, une maman camerounaise. C’est elle qui m’a fait connaître la fille. (…) Maintenant, je lui ai rendu ses papiers ; mais elle m’a dit : si l’année prochaine l’almacen ouvre, si tu veux travailler, je te remets les papiers. »

C’est ainsi qu’Awa, une migrante sénégalaise, a suivi le conseil de son compatriote et a obtenu une nouvelle ressource – le papier loué à une Nigériane – en mobilisant une relation personnelle avec une « maman camerounaise ». Les termes utilisés (emprunter, donner, louer, remettre) soulignent l’ambigüité de ce type de relation marchande. Totalement encastré dans le social, l’échange peut se faire gratuitement. En effet, lorsque les personnes sont personnellement liées – c’est-à-dire lorsqu’il s’agit d’un membre de la famille ou d’un ami – le papier se « prête ».

Ceux qui veulent sortir des secteurs qui leur sont habituellement réservés cherchent à établir des contacts en dehors de ceux-ci et du réseau migrant – comme nous l’avons vu avec Fazz. Se détacher du réseau migrant est une stratégie que développe également ceux qui sont à la recherche d’un travail leur donnant accès à la régularisation.

Les migrants mobilisent en effet leur réseau social dans leurs démarches pour régulariser leur séjour. Les premières informations leur sont fournies par le réseau migrant. Certains migrants, parmi les plus anciens – ils sont parfois appelés « doyens »[12] – sont d’ailleurs reconnus pour leur connaissance des structures administratives. Ils deviennent des “personnes-ressources” et informent gratuitement les nouveaux venus. Les associations, organisations religieuses et syndicats travaillant dans la question des migrations proposent pour la plupart des services de gestion administrative. D’autres entités se spécialisent dans l’ “aide aux migrants”, moyennant rémunération. D’un côté, on trouve les gestorías « agences de gestion » espagnoles, tout à fait officielles et qui s’occupent de tout type de démarches administratives – de l’autre, on trouve des migrants fonctionnant comme des agences de gestion, mais de façon individuelle – et que j’appelle des « gestionnaires informels ».[13] Les migrants obtiennent par ce biais des informations plus précises, retirent des dossiers administratifs et entament différentes procédures de régularisation. La demande est telle que toutes sortes d’intermédiaires se glissent dans le ‘marché de la régularisation’. Informer et aider les migrants dans leurs démarches administratives peut par exemple être un moyen de développer d’autres marchés, tout à fait formels et légaux, comme celui des assurances-vies.

Une des démarches régulièrement effectuée consiste à trouver un contrat de travail. Pour cela, deux solutions sont possibles. D’abord, le migrant peut développer et mobiliser son réseau social afin de trouver un employeur qui accepte d’entamer les démarches. Comme l’ethnologue, il doit multiplier les contacts et “faire du relationnel” pour multiplier les opportunités. Il ne faut pas seulement être présenté à un patron, il faut aussi sympathiser avec lui, de façon à se distinguer des autres employés et à bénéficier de sa faveur. Mais il est également possible d’acheter un contrat de travail et des preuves de présences sur le territoire sur le “marché noir”. Un contrat dans l’agriculture coûte entre 1500 et 3000 euros ; dans la construction, il faut compter au moins 3000 euros. Ce prix varie en fonction du nombre d’intermédiaires qui participent à la transaction et de la force du lien qui unit le client à son vendeur. En effet, la plupart des personnes interrogées sur ce thème m’ont indiqué que pour trouver un contrat de travail, qu’il soit payant ou gratuit, il faut passer par un « ami » travaillant déjà pour un patron et à qui il demandera ce service. Le patron peut quant à lui avoir connaissance de la transaction et y participer, ou, au contraire, n’être au courant de rien. Ce type de service est ainsi proposé par des travailleurs qui profitent d’une opportunité occasionnelle (un contremaître ou un travailleur de confiance) ; mais aussi par des “professionnels” (gestorías, gestionnaires informels, et parfois même des associations). Ces “professionnels” doivent maîtriser l’espagnol et les démarches administratives, disposer d’un réseau de connaissance important parmi les chefs d’entreprise – qu’ils soient espagnols ou étrangers – et être en lien avec des avocats.

Ainsi, les migrants clandestinisés mobilisent leur réseau relationnel pour obtenir des informations, des contacts et pour être accueillis. De fait, ils ne font pas que mobiliser leurs liens familiaux et amicaux, ils développent aussi de nouveaux liens. On s’attardera par exemple à discuter avec les uns et les autres parce que l’on est à la recherche d’un travail. Ou bien, ayant entendu des rumeurs sur un processus de régularisation quelque part en Europe, on demandera confirmation et information à un ami qui, s’il n’a pas la réponse, mobilisera à son tour son réseau et ainsi de suite jusqu’à obtenir une réponse. On peut encore sympathiser avec un compatriote et être aidé par le réseau de ce dernier. Les migrants se retrouvent ainsi régulièrement face à plusieurs possibilités pour un même objectif et choisissent ce qui leur semble être le plus judicieux, dans une situation donnée.

En guise de conclusion

Tandis que l’Union Européenne s’est progressivement fermée aux migrations dites « extracommunautaires », la configuration classique de la « chaîne migratoire » s’est complexifiée. D’un côté, le réseau social occupe une importance croissante pour traverser les frontières et entrer en Europe (Potot 2003 ; M. Alioua 2003 ; C. Escoffier 2006 ; Qacha 2010), notamment dans le cas des migrants clandestinisés.[14] De l’autre, les solidarités intrafamiliales ou amicales liées à l’accueil des nouveaux venus n’ont plus toujours un caractère automatique et de longue durée, en raison des risques liés aux conditions clandestines de séjour et de l’augmentation des difficultés économiques rencontrées par les migrants déjà installés en Europe. De même, les destinations sont de plus en plus imprécises et on ne migre plus forcément pour un pays en particulier. Construisant leurs trajectoires socio-spatiales entre régularités et irrégularités, les migrations s’effectuent par étapes et les migrants modifient régulièrement leur projet migratoire en fonction des circonstances économiques, sociales et politiques dans lesquels ils se trouvent. Pour traverser la frontière sud-espagnole et trouver du travail/papiers, ils activent et créent des réseaux dont la composition inclue des migrants et des acteurs sédentaires proches ou non des migrants – autochtones situés dans les différents pays traversés, mais aussi de migrants sédentarisés. Ce faisant, c’est une « errance maîtrisée » qu’ils nous donne à voir. On retrouve ainsi la figure de l’étranger telle que développée par G. Simmel au XIX° siècle : ce « vagabond potentiel » (Simmel 1999 : 663), qui, arrivé un jour et ayant pris place en nos sociétés, est susceptible, à tout moment, de repartir.

Bibliographie indicative

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[1] Courrier à envoyer à: pauline.carnet@univ-tlse2.fr

[2] Il convient de mettre entre guillemets l’expression « migrant clandestin » afin d’éviter la confusion entre le statut de l’étranger (illégalité de séjour) et le droit du travail (illégalité de l’emploi). De la même façon, l’expression « émigration illégale » est un non sens car elle s’oppose aux articles 13 et 14 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) qui stipulent que « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays », et que « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». L’utilisation de l’expression « migration clandestine » est également délicate dans le sens où l’on est « clandestin » qu’une fois la frontière franchie. Elle est cependant un raccourci pratique, mais impropre, au temps long de cette migration où le migrant alterne entre statut régulier et irrégulier. Afin de se défaire de ces difficultés, l’idée de parler de « migration clandestinisée » et de « migrant clandestinisé » me semble pertinente dans la mesure où cet adjectif invite tout un chacun à s’interroger sur les processus qui conduisent au caractère irrégulier de la situation administrative. Le migrant dit « clandestin » se distingue également du « sans-papier », selon S. Laacher (2007) : « Le « sans-papier » est d'abord entré régulièrement dans une autre nation que la sienne. Puis il est devenu un hôte encombrant, mais pas pour tout le monde. Au fil du temps, il est devenu une cause collective. Il mobilise des sphères de la société qui produisent des opinions publiques et des représentations (intellectuels, artistes, églises...) Le clandestin, on ne sait pas quoi faire de lui. C'est la population embarrassante par excellence ; embarrassante pour le langage : est-il un migrant économique ? Un réfugié ? Un irrégulier ? etc. Le plus souvent le premier cherche l'enracinement quand le second dit : « surtout ne vous dérangez pas pour moi. Je ne fais que passer. Je ne resterai pas longtemps. ». » On peut émettre l’hypothèse qu’en Espagne, le cadre législatif a limité l’émergence et la construction de cette figure du « sans-papier », très présente en France. La Ley de Extranjería 8/2000 priva en effet les immigrants en situation irrégulière des droits de réunion, manifestation, association, syndicalisation et de grève. Il a fallu attendre la réforme de 2009 pour qu’ils le récupèrent.

[3] Cet article s’appuie sur plusieurs enquêtes de terrain (d’une durée totale de 9 mois environ), effectuées dans le cadre d’une thèse de doctorat centrée sur les stratégies de passage « clandestin » des migrants africains en route vers l’Espagne et sur les conditions de leur insertion dans la province andalouse d’Almeria. Adoptant une démarche compréhensive, j’ai effectué plusieurs pré-enquête dans les provinces de Cadix et d’Almeria, puis une enquête ethnographique dans cette dernière, que j’ai complétée par un séjour au Maroc et au Sénégal.

[4] C’est ainsi que des Espagnols participent à l’organisation de la traversée en pirogue depuis les plages du Sahara Occidental jusqu’aux îles Canaries.

[5] M. Alioua (2003) parle de « collectifs de transmigrants », lesquels forment, selon C. Escoffier (2007), « une communauté d’itinérance ».

[6] La baisse de production, la vétusté du matériel de pêche mais aussi les accords signés avec l’Europe et le Japon, ont contribué à affaiblir le secteur (Tandian 2007 ; Coulibaly 2008). Les pêcheurs sénégalais dénoncent surtout les accords de 2002-2006 et accusent les pêcheurs européens de violer la réglementation en pêchant des espèces interdites et en utilisant du matériel non réglementaire (Tandian 2007).

[7] Au Sénégal, ce terme désigne originellement ceux dont le métier est de « rabattre » des passagers pour les conducteurs du bus et cars rapides. Dans un premier temps, il s’agissait semble-t-il d’anciens chauffeurs dont la santé n’autorisait plus à conduire.

[8] Une pirogue coûte environ 14000 euros et contient en moyenne entre 80 et 100 personnes. A 600 ou 800 euros le billet, une traversée rapporte entre 34000 et 66000 euros à son organisateur, qui doit encore payer son équipe.

[9] Ceux qui n’en ont pas sont pris en charge par l’association durant un mois et demi environ.

[10] Logement sommaire construit à proximité des serres où logeaient originellement les journaliers andalous.

[11] Dans la plupart des cas, ceux que l’on désigne comme « nigériens » sont en fait des « nigérians ».

[12] Les Sénégalais emploient ce terme, des ressortissants d’autres pays le reconnaissent sans l’utiliser ou ne l’ont jamais entendu mais connaissent la figure à laquelle il se réfère.

[13] Les gestorías, gestionnaires informels et, pour partie, les migrants eux-mêmes sont en lien avec des avocats spécialisés dans le droit des étrangers.

[14] Il est important de noter que les migrants qui sont regroupés sous cette appellation n’entrent pas toujours clandestinement dans les territoires qu’ils traversent.