REDES- Revista hispana para el análisis de redes sociales
Vol. 20, #11b, Junio 2011
http://revista-redes.rediris.es
Alliances et réseaux de parenté de Gitans en Catalogne
Missaoui Hasnia-Sonia - Maître de Conférences en sociologie - Université Toulouse II Le Mirail, laboratoire LISST-CERS, UMR 5193, CNRS, UTM et EHESS
Résumé :
A partir d'un travail de thèse centré sur « l'expérience de mixité sociale vécue » des enfants Gitans sédentaires ou en migration et des enfants Marocains de familles ayant récemment immigré à Toulouse, Perpignan et Barcelone, nous avons cherché à identifier les processus de déscolarisation de ces enfants dans des contextes communautaires où l'école ne peut leur assurer seule, la transmission des compétences culturelles et sociales pour leur autonomie adulte et citoyenne. L'analyse porte sur les interactions qui lient ces deux espaces de socialisation : la famille et l’école et sur les compétences de jeunes enfants issus de milieux socio-économiques défavorisés, à traverser ces divers mondes de socialisation. Pour cet article, nous présenterons plus particulièrement deux trajectoires intergénérationnelles de familles gitanes catalanes qui nous ont permis de comprendre comment certaines familles pouvaient préserver la transmission des savoirs faire et des apprentissages scolaires. A partir de ces tracés généalogiques nous verrons comment la famille gitane perpignanaise et la famille gitane barcelonaise, se renforcent mutuellement en s'agglomérant en clan aux contours nouveaux, transnationaux, alors même qu'une lecture limitée par la frontière politique entre France et Espagne nous suggère la désagrégation de l'une et parfois simultanément de l'autre.
Mots clés :
Gitans, mobilité transfrontalière, temps intergénérationnel, autoformation, autonomie sociale
Abstract :
Some characteristics of new migrants issued from Moroccan and settled gipsy communities are studied. It is demonstrated how they develop skills to be "here and there" based on a know-how for international travel, hence creating new models of identification relying on experiences of multiple interaction. These new types of migrants are highly mobile and produce micro-societies with singular norms with new adapted social interactions that transform the concerned institutions: school, family and economic processes. The study of genealogical lines indicates us how Barcelona and Perpignan Gypsy families reinforce each other by aggregating themselves into clans with new transnational outlines, whereas by contrast a reading limited by Franco-Spanish political borders suggests the disintegration of one and sometimes of both simultaneously. Those genealogical lines help bring to light material and symbolic spaces, that have led me to locate and analyse a new form of social autonomy.
Key words:
Gypsies, cross-border mobility, intergenerational time, self-training, social autonomy.
1. Introduction
Pour cet article, nous parlerons du phénomène trans-frontalier, phénomène qui n'est pas nouveau mais qui devient transversal à nos terrains et donc par là-même à nos questionnements sociologiques. S'interroger aujourd'hui sur ce qui fait cohésion sociale c'est s'interroger sur les nouvelles formes migratoires, les nouvelles figures identitaires qui en découlent et les réseaux (ou liens) qui les identifient. Une des difficulté semble être notre capacité à saisir ce nouvel « acteur » qui circule, s'installe et parfois ne fait que passer en transformant nos sociétés et ses pratiques. Cet acteur, toujours désigné par son extranéité, pourtant tout autant acteur-citoyen n'est pas aisément visible et agit souvent de façon discrète pour se construire une vie meilleure. Notre travail nous a permis de saisir au mieux les compétences et initiatives des populations souvent désignées comme « Autre » et toujours à distance du « Nous » collectif.
Nos travaux s'appuient sur les recherches menées par Alain Tarrius qui depuis déjà quelques années insiste sur les compétences à la mobilité de certains migrants internationaux (notamment ceux qui vont et viennent entre leur pays d’accueil et leurs pays d’origine) et sur leur participation à la mondialisation telles des «fourmis[1]». Apparaissent ainsi d’autres formes plus complexes de l’économie qui mobilisent des réseaux de relations (réseau de famille ou de compagnons) et des savoir-faire marqués par leur compétence à la transnationalité. Ces nouvelles formes de l’économie s’apparentent à un vaste dispositif économique souterrain d’échanges de marchandises entre l’Europe, le Maghreb, l’Afrique subsaharienne, le Proche et le Moyen Orient. Ces «fourmis» de la « mondialisation par le bas[2] » inversent le schéma de la construction identitaire, imposant à la classique opposition entre les nôtres et les leurs, entre être d’ici ou de là-bas, une autre forme triadique : l’être d’ici, l’être de là-bas, l’être d’ici et de là-bas à la fois[3].
De la question de la déscolarisation[4] à la question des réseaux familiaux...
Dans nos travaux[5], nous avons cherché à identifier les processus de déscolarisation d'enfants de gitans et de marocains récemment immigrés, dans des contextes communautaires où l'école ne peut leur assurer seule la transmission des compétences culturelles et sociales, avec leurs effets économiques, requises dans notre société pour acquérir l'autonomie adulte et citoyenne. Lors de nos investigations, nous avons moins localisé ces processus dans l'une ou l'autre des institutions scolaire ou familiale, que dans les interactions qui lient ces deux espaces de socialisation. Notre travail s'est donc centré sur « l'expérience de mixité sociale vécue » des enfants gitans sédentaires ou en migration et des enfants marocains de familles ayant récemment immigré à Toulouse, Perpignan et Barcelone. Diverses observations, nous avaient en effet conduits à noter, au milieu de la déscolarisation généralisée et notoire de ces jeunes, maintes fois constatée, quelques trajectoires de réussite à l’école primaire et au collège : nous étions alors sensibilisés aux diverses formes de métissage qu’ils vivaient comme conséquences des grands trajets migratoires ou des transformations des modes de vie communautaires.
Cette expérience contemporaine d’une transformation des univers de normes, dans le sens d’une intensification des brassages ou des parcours cosmopolites, ne pouvait toutefois suffire à asseoir nos hypothèses de recherche. Si nous observons actuellement un mouvement global d’affirmation communautaire parmi les populations gitanes, il ne s’agit pas des formes sociales et économiques rencontrées, qui caractérisent les nouveaux migrants marocains.
a) Pratique des familles et enfants de familles maghrébines nouvellement arrivées:
En effet, les familles marocaines récemment immigrées sont généralement inclues dans des réseaux familiaux dispersés à l’échelle européenne, qui se constituent de plus en plus fréquemment comme réseaux économiques transnationaux, en assumant des rôles de « fourmis » des économies souterraines de produits d’usages licites, entre l’Europe et le Maghreb. Cette sorte de concession de la mondialisation des échanges à une forme, « par le bas », de capitalisme nomade est assortie d’une remise en question des face à face entre étrangers et États-nations porteurs du schème classique de l’intégration : ces nouveaux migrants-acteurs, qui savent réduire les frontières de l’ethnicité (dans leurs échanges commerciaux aux autres populations renforcent de fait leur appartenance au lieu unique d’origine, le Maroc pour les populations envisagées. Il ne s’agit plus des classiques diasporas, qui fournissent rapidement des populations économiquement complémentaires de celles des sociétés d’accueil. C’est cette forme migratoire originale, qui s’amplifie année après année, que nous avons donc abordée dans les jeux complexes des interactions internes et externes qui la caractérisent.
Les adolescents des familles marocaines récemment arrivée en Europe, désertent massivement le collège et le lycée, suite aux modalités commerciales de leur famille, contrairement aux enfants de la migration traditionnelle dont les familles sédentarisées faisaient le pari de l’intégration par le biais de la seule réussite scolaire. Des parents d'enfants en classe d'accueil ont témoigné d'une nécessité d'un « savoir se débrouiller » dans la société plus que l'objectif de l'obtention d'un diplôme. Ces adolescents dès 13 ou 14 ans, sont poussés par leurs parents à quitter le collège dès lors que se présente une opportunité, dans l'environnement immédiat ou dans une autre nation européenne, de débuter une activité professionnelle en compagnie d'un proche parent, ou d'un compagnon des réseaux de commerce. Rappelons que ces enfants pour la plupart d'entre eux sont passés par une classe d'accueil (classe spécialisée dans la scolarisation d'enfants nouveaux-arrivants) et ne se font aucune illusion quant à une quelconque forme de reconnaissance professionnelle grâce à un quelconque diplôme. Leur avenir est tributaire des circulations de leurs parents et des réseaux sociaux qui les lient. Les destins de jeunes qui, ont accepté les règles institutionnelles de l’intégration, (qui sont nés en France ) sont refusés par ces populations nouvellement arrivée : un diplôme assorti de stages sans débouchés et du chômage dans l’attente d’un revenu minimum d’intégration est désigné comme la trajectoire même de la « honte sociale ».
Pour ces Maghrébins, on peut dire que l’école est l’occasion de mobilité géographique transnationale, un lieu de connaissance de milieux sociaux européens, plus qu’un lieu unique d’apprentissage des savoirs[6].
b) Pratiques des familles gitanes sédentaire et en circulation transfrontalière :
Parmi les populations gitanes, les changements contemporains qui ont retenu notre attention concernent les rôles des femmes qui multiplient les sorties de leur communauté, notamment à l’occasion de liens matrimoniaux originaux. En effet, nous avons constaté des situations de mixités familiales qui placent l’enfant au cœur de la construction de projets nouveaux, une forme de « sauve qui peut » de la famille nucléaire. Un autre constat concernait les « sages », les « tios », généralement d’un âge avancé (55 à 70 ans), qui présentent des capacités opératoires affirmées en matière de lecture, d’écriture, de calcul. Ces « tios » ont un rôle de transmission des savoirs-faire, notamment au travers de l’autoformation des adolescents au commerce[7]. Ces formes de commerce s’apparentent à la vente à l’espagnole et aux démarchages de porte à porte. Il s’agit pour les « tios » et les femmes (mères et grand-mères) d’initier les adolescents aux « savoir se débrouiller », à des compétences relationnelles et sociales.
Voilà qui posait de nombreuses questions : l’école, le collège, étaient-ils mieux adaptés voici plusieurs décennies, parce que plus mixtes que les ‘écoles gitanes’ contemporaines ? Certaines familles préserveraient-elles de telles compétences parmi leurs lignées ? Comment ? Pourquoi ? Existe-t-il, dans ces clans ou familles, des critères et des pratiques de désignation du ou des jeunes qui seraient ‘dignes’ d’apprentissages scolaires ?
Il est important de rappeler qu'il a existé un récent « âge d’or » économique pour de nombreuses familles gitanes catalanes, que l'on peut dater autour des années 1930, tant à Barcelone et à Gérone, en Espagne, qu’à Perpignan, en France. En effet, les métiers de brocanteur, d’antiquaire, de revendeur itinérant d’œuvres d’art, ceux liés au cheval, maquignonnage, travail des cuirs en sellerie et botterie, et les présences commerçantes sur les grands marchés pour des ventes de tissus, ont permis à des familles, des clans souvent, une mobilisation économique qui s’est notamment traduite par l’achat d’immeubles bourgeois dans les quartiers centraux de ces villes (Barcelone, Gérone, Perpignan). Ce mouvement n'a pas duré longtemps puisque du côté espagnol le fascisme s'est rapidement attaqué à ces grandes familles, trop attachées à la langue et à la culture catalane combattues par le pouvoir franquiste. L’immigration contrainte autour de Barcelone de milliers de gitans andalous misérables a mis à contribution les solidarités gitanes locales jusqu’à compromettre la plupart des réussites des catalans.
A Perpignan, dans les années 40, l’occupant a maintenu les familles, assignées à résidence dans un quartier centre urbain, St Jacques, dans une paralysie économique totale. Puis, dans les années 50, les métiers traditionnels autour de cheval ont perdu leur raison d’être c'est-à-dire que les métiers de bottiers, selliers et maquignons ont disparu. Pourtant, quelques-unes de ces familles autrefois riches ont conservé, avec une bonne partie de leur patrimoine, les métiers de brocanteurs, d’antiquaires, de marchands itinérants de tapis précieux, et de tissus sur les marchés hebdomadaires locaux.
Plusieurs constats nous sont apparus utiles à développer :
Premièrement, les situations de déscolarisation revêtent peu de sens et d'importance pour les populations envisagées. En somme, l'intégration par l'école, la socialisation citoyenne, est synonyme de désagrégation sociale pour les Gitans, et soumise à de fortes réticences pour les Marocains nouveaux-arrivants.
Deuxièmement, concernant les Gitans Catalans, il était nécessaire de comprendre comment les métiers précédemment cités, et les situations relativement confortables de ceux qui les exercent, ont pu se perpétuer. Nous avons alors mené une recherche sur les réussites professionnelles des Gitans à partir de la transmission de savoirs faire anciens, c'est-à-dire des stratégies de reproduction internes à la communauté, aux familles et aux clans[8] qui la constituent et s’y reconnaissent. Pour le dire autrement, ce fut une recherche sur les liens familiaux réactivés ou impulsés pour une meilleure intégration socio-économique. De plus, une enquête[9] sur Perpignan et dans les villages des Pyrénées Orientales sur les niveaux de connaissance des Gitans selon leur âge, leur sexe et leur origine urbaine ou rurale, confirme que le niveau scolaire a fortement baissé ces dernières décennies chez les garçons particulièrement. Un des points mis en évidence concernait les hommes de plus de 35 ans qui apparaissaient comme plus instruits que les jeunes de moins de 20 ans, en milieu rural comme en milieu urbain. Ceux scolarisés dans les villages ont obtenu de meilleurs résultats que ceux qui ont fréquenté les écoles de Perpignan. Suite à ce constat, il nous est apparu évident que le maintien de la mixité dans les écoles des villages expliquait les différences de résultats. A partir de là, nous avons donc cherché à recueillir des trajectoires intergénérationnelles familiales afin de comprendre comment certaines familles pouvaient préserver la transmission des savoirs faire et des apprentissages scolaires.
Pour cet article[10], nous présenterons plus particulièrement deux trajectoires intergénérationnelles familiales qui ont permis de comprendre comment certaines familles pouvaient préserver la transmission des savoirs faire et des apprentissages scolaires. A partir de ces tracés généalogiques nous verrons comment la famille gitane perpignanaise, et la famille gitane barcelonaise, se renforcent mutuellement en s'agglomérant en clan aux contours nouveaux, transnationaux, alors même qu'une lecture limitée par la frontière politique entre France et Espagne nous suggère la désagrégation de l'une et parfois simultanément de l'autre.
Les reconstructions généalogiques ont été fréquentes dans l’anthropologie sociale, celle-ci étant une des disciplines qui ont fondé l’émergence de l’analyse des réseaux sociaux (Scott 1991, Freeman 2004). On peut considérer que les tracés généalogiques sont un cas particulier de l’analyse des réseaux de parenté.
2. Approche méthodologique : Une anthropologie de l’altérité.
a) Observation, entretien, tracés généalogiques…
En prenant à témoin des enfants originaires de milieux vivant une forte altérité par rapport aux populations qui les entourent (étrangers de “l’extérieur” pour les Maghrébins, en particulier les Marocains de la dernière vague migratoire, “étrangers de l’intérieur” pour les Gitans, surtout Catalans), nous cherchions à comprendre quelles interactions de milieux, scolaires et familiaux, ont favorisé la déscolarisation à partir de l’affirmation de normes et valeurs communautaires spécifiques peu favorables aux normes générales permettant les mixités sociales. Par là même nous ne limitions pas « l’expérience de la mixité sociale » au vécu des enfants dans le seul contexte scolaire, mais aussi dans les divers milieux d’appartenance, dans les familles (nucléaires, étendues, claniques, dispersées ou non, …), et encore lors des côtoiements, des voisinages nouveaux qui marquent les redéploiements actuels de ces populations.
Notre démarche s'inscrit donc dans une socio-anthropologie dynamique et complexe de l'altérité, fondée sur le renoncement aux pratiques et positions d'une ethnologie endogène à chaque population, et sur la dénaturalisation des points de vue de l'institution scolaire. Nous nous sommes alors intéressée aux périphéries propices aux sorties des territoires ''communautaires'', aux lieux et moments des interactions généralisées laissant apparaître l’altérité davantage que l’identité, aux interstices, à ce qui fait rencontre conflictuelle ou non, aux situations qui articulent le plus fortement territoires des circulations, c'est-à-dire des altérités, et territoires locaux, donc des sédentarités. Pour le dire autrement, au travers de cette étude, nous avons cherché à rendre visible les facteurs de "réussite" ou de "débrouille" plus que l'échec scolaire lui même. Nous avons cherché à saisir les parcours de formation des jeunes Gitans et des migrants internationaux nouveaux-arrivants qui ont résisté aux multiples difficultés rencontrées lors de leur scolarisation et les réponses apportées par les diverses institutions, particulièrement l'école et la famille. Donc, il ne s ‘agissait pas d’adopter un point de vue normatif en considérant par exemple que Gitans ou Marocains, récemment ou anciennement arrivés dans ces villes, se situeraient dans une quelconque étape d’un processus d’intégration les conduisant, après maintes épreuves, aux conformités institutionnelles citoyennes.
Nos outils, nos techniques d’investigation excluaient dès lors le questionnaire, et les diverses autres démarches extensives objectivantes, au profit de l’entretien libre ( plus de 50 entretiens semi-directifs ou formels et 30 informels), de l’observation directe, de l’accompagnement, de rencontres fréquentes, de commentaires des photographies affichées ou rangées, de reconstitutions généalogiques, et de leurs descriptions en termes de trajectoires socio-spatiales et socio-professionnelles. Notre terrain, nos questionnement nous ont montré que nous abordions un phénomène complexe, multiforme et, surtout, qui a nécessité d’associer plusieurs niveaux d’outils méthodologiques : nous avons pratiqué l’observation des dispositions familiales favorables à la scolarisation, l'observation des réseaux familiaux internationaux (marocains) ou transfrontalier (qualifié de villageois ou de clanique pour les Gitans Catalans), la description de moments-clefs du rapport à l’école ainsi que l’analyse longitudinale à l’échelle de trois ou quatre successions générationnelles
Durant la phase de prise de place, d’imprégnation ou pourrait-on dire la phase de civilité, l'objectif était de rentrer dans la catégorisation des ''autres''. Cette phase nous a permis de prendre place et de nous laisser alors identifier par les personnes elles-mêmes, nous étions devenue « celle qui travaille sur les ''petits'' » et à partir de là nous avons été introduite dans le groupe ce qui nous a permis de tracer des réseaux de proximité. Nous avons eu donc à aborder les populations par les liens sociaux, les réseaux sociaux et non uniquement par les cadres statistiques ou les catégorisations extérieures. Pour le dire autrement, il n'était pas question pour nous d'aborder les populations envisagées par des traits du hasard. Les travailleurs sociaux nous ont permis de comprendre et de lire rapidement les situations rencontrées. Les travailleurs sociaux ont une importante connaissance des vies de familles des personnes rencontrées, très vite ils nous ont renseigné sur le rythme familiale des personnes, sur leurs réseaux sociaux, sur leurs activités officielles ou non, bref ils sont les passeurs de l'information en quelque sorte.
Cette approche méthodologique nous a accompagné tout le long de la constitution des tracés généalogiques que nous proposons dans cet article. Pour recueillir des informations sur les familles rencontrées, il a fallu faire appel à la fois aux registres de l’état-civil mais aussi et surtout arriver à saisir au travers des discussions avec les femmes et les hommes mais aussi les voisins, l’histoire des mariages coutumiers non déclarées, l’histoire des jeunes qui ont quitté le foyer parental sans être enregistrés, les surnoms différents des noms de la famille. Il a fallu alors croiser toutes les informations et les retranscrire au mieux sans dévoiler les moments qu’ils voulaient préserver comme appartenant uniquement à la mémoire du groupe. Il était nécessaire de rentrer dans la multitude de leurs problèmes quotidiens ce qui nous a permis d’aller vers l’identification des contours familiaux, comme si chaque difficulté qui se présente aujourd’hui renvoyait au rôle d’un parent, d’un ancêtre. Cette enquête généalogique m’a permis de lire des logiques de transmission de savoir-faire, de compétences socio-économiques au-delà des logiques de transmission culturelle.
D'autres chercheurs en anthropologie ont utilisé cette méthode et nous pensons tout d'abord aux travaux de Alain Reyniers[11] [Reyniers, 1992] qui a montré comment en milieu tsigane les alliances matrimoniales permettent une forte et originale diversification des professions. Il explique en effet que les « Tsiganes » occupent des positions sociales diverses liées à leurs activités de commerçants, d'artisans mais aussi d'ouvriers, de fonctionnaires, de patrons d'entreprises, d'artistes ou d'intellectuels ; il montre aussi comment les choix d’alliances entre familles ou entre clans, sont tributaires de la reproduction de ces positions. Nous pensons aussi aux travaux de David Lagunas Arias[12] [Lagunas Arias, 2005] ; analysant la façon dont la communauté « Los calos de Mataro », gitans de la Catalogne espagnole, se reproduit comme groupe différencié à travers les alliances matrimoniales, il signale l’importance des projets professionnels prévalant à bon nombre de ces unions.
b) Analyse interactionniste, analyse par les mixités
Nous nous appuyons alors sur les auteurs comme Norbert Elias[13] et Alfred Schultz[14] qui renseignent sur nos méthodes de terrain nous concentrant sur les résultats qui nous semblaient effectivement pertinents. C'est au travers des interactions quotidiennes que nous cherchions à lire le sens des situations rencontrées et non par l'analyse culturelle sur les logiques d'apprentissage. C'est donc une position interactionniste que nous adoptions.
Nous avons aussi privilégié l’'analyse par les situations de mixité qui nous est apparue également appropriée pour expliciter des complexités de cas susceptibles de renverser nos a priori sur la nature, la définition même des situations et trajectoires d’échec. Cette notion de « mixité » nous permet de tenir compte de différentes variables, (sexe, âge), mais aussi des mobilités géographiques, des mobilités sociales, des négociations avec l'institution et des initiatives des uns et des autres protagonistes : de situer des trajectoires étrangères aux modèles normatifs, toujours virtuels, comme porteuses de devenirs parfois enviables, de parcours de réussite paradoxaux par rapport à ceux exemplarisés par les institutions. En nous situant dans la mixité comme catégorie analytique , nous ne nous limitons pas aux expériences vécues mais aussi aux divers interactions entre les groupes nous permettant ainsi d'aborder les populations localisées pas les liens sociaux.
c) Terrain et populations
Il est donc nécessaire de préciser le choix des populations. Deux sites nous ont permis de saisir diverses situations de mobilité, de sédentarité et les diverses situations de mixités :
- Perpignan d'une part, présente l'intérêt d'héberger des Gitans catalans sédentarisés en son centre historique depuis les années 1940, des Gitans andalous, dits Espagnols, en transit migratoire dans les périphéries depuis une dizaine d'année et des Marocains de la récente migration, domiciliés de façon compacte en habitat social ces quinze dernières années.
- Les populations envisagées étant particulièrement mobiles, nous avons étendu nos investigations, lors d’enquêtes extensives, de Perpignan à Narbonne, Béziers, Montpellier, Nîmes et, en Catalogne Sud, surtout à Barcelone..
- Toulouse d'autre part, héberge des migrants de diverses origines, nouveaux-arrivants depuis les années 1980, qui relèvent de la classique et très dominante forme migratoire de la mobilisation internationale de la force de travail. Nous avons observé, dans des collèges périurbains, les difficultés rencontrées par des jeunes collégiens nouveaux-arrivants.
3) Trajectoires intergénérationnelles familiales et transmission transfrontalière des savoirs faire et des apprentissages scolaires.
Notre enquête pour comprendre comment les « tios » (âgés de 55 à 70 ans) se construisaient nous a amené à nous interroger sur les différenciations de parcours scolaires parmi les membres de mêmes fratries; quatre dimensions principales se sont révélées pertinentes : 1) les statuts économiques, professionnels et culturels des générations antérieures (entre 1910 et 1950 environ, de nombreuses familles, y compris étendues, ont accédé, à Barcelone mais aussi à Perpignan, aux classes moyennes et moyennes supérieures qui se constituaient alors dans les sociétés française et espagnole), 2) les choix souvent transfrontaliers des écoles et des lycées, 3) les modalités d’apprentissage des métiers, 4) les rôles dans les transformations des croyances religieuses en milieu gitan (très particulièrement à partir de la fin des années 1970). L’étude de trajectoires individuelles et familiales nous a permis de comprendre comment les interactions entre ces divers éléments de compréhension peuvent aboutir aux distinctions de tios et surtout les dispositifs mis en place dans des clans pour pérenniser ces situations dans les transmissions intergénérationnelles : l’apprentissage, en école ou dans le milieu gitan lui-même (autoformations) est éminemment concerné. Nos enquêtes nous ont éclairé aussi sur des jeunes personnalités (la quarantaine) dont les statuts sont proches de ceux des tios mais qui entretiennent un rapport très différent au contexte politique et religieux global.
Le statut transfrontalier de diverses familles a retenu notre attention car l’expérience des va-et-vient dans l’espace gitan catalan (de Tarragone à Lérida et Perpignan, pour le dire rapidement) semblait être réservée aux élites gitanes (professionnels du commerce en particulier). Nous avons essayé de comprendre si un lien existe entre le maintien de ces mobilités et une exigence d’apprentissage de savoirs élémentaires et spécialisés : cette hypothèse s’est révélée plausible. Pour ce faire, les relevés généalogiques de clans transfrontaliers furent déterminants.
Nos tracés généalogiques montrent comment des familles de commerçants qui ont accédé aux classes moyennes et moyennes-supérieures dans les années 1930, à partir de fortes insertions dans des activités commerciales (antiquités, tissus, tapis, tableaux) développent des alliances qui confortent et développent leurs statuts. L'exemple de l’ancêtre tio (76 ans en 2002) provoque le mariage de sa fille aînée (bac +2 en 1967) avec un homme originaire d’une famille de commerçants locaux sans grande renommée, mais possédant le même patronyme : tous les efforts du tio contribueront dès lors à sa réussite et à celle de ses enfants, jusqu’à provoquer, en secondes noces, une union avec une jeune femme (seule bachelière sur quatre générations) d’une famille paysanne pauvre. Cette dernière famille est peu à peu absorbée par la nouvelle descendance du tio. Il est remarquable de constater que cette descendance, directe, biologique, ou par adoption patronymique, fournit des commerçants et d’autres professionnels de haut niveau de scolarisation, sans pour autant que la famille paysanne associée par le mariage bénéficie d’une revalorisation de son statut. Le lien familial ne profite qu’aux personnes étroitement agrégées, dans tous les cas de nos observations.
On notera, l'exemple de la « sortie par le haut » d’une famille nucléaire gitane dont la réussite ne concerne pas les activités traditionnelles : le couple professeur, infirmière et leur fille, étudiante en médecine, ont quitté les territoires et sociabilités gitanes. Ces « sorties », bien sûr, confortent les populations gitanes dans leur crainte du détournement des leurs par les savoirs et les savoir-faire paios.
Il est important d'évoquer la question sur l’avantage du contexte sociétal catalano-espagnol par rapport au contexte français. L’opinion dominante parmi les populations gitanes françaises est en effet que le développement économique et culturel, les réussites professionnelles, sont plus affirmées dans le contexte espagnol que français. Ils avancent, comme preuve, le fait que la Fédération Catalane des Associations Gitanes (Barcelone) est beaucoup plus efficace que celle des Associations Gitanes Roussillonnaises (Perpignan). Ce raisonnement est pour partie erroné et pour partie recevable : les évolutions parallèles, sur quatre générations, que révèlent ces deux tracés généalogiques ne permettent pas de saisir de réelles différences dans l’évolution des clans.
Nous avons aussi noté que si l’on observe, dans l’ensemble des relevés et génération par génération, le niveau de scolarisation des femmes, on constate que dans les familles où se transmet la réussite commerciale, elles effectuent généralement des parcours de scolarisation plus poussés que les hommes. Elles sont ainsi particulièrement concernées par la scolarisation des enfants, et des filles avant tout : les garçons, eux, sont pris en charge très tôt par les hommes de la lignée afin de venir rapidement à une formation par la pratique, plus professionnelle.
Après avoir donner ces éléments d'analyse et afin de mieux lire les tracés généalogiques, nous les présentons ci-dessous de façon succincte en décrivant les liens, les mariages, les alliances choisies entres les personnes concernées. Nous faisons ici une retranscription presque narrative afin de mieux saisir l'idée général des mobilités et des alliances.
TRACE N°1 : ou Mobilités matrimoniales et territoriales : l’appétit transfrontalier
Le relevé généalogique qui suit expose un cas très classique d’absorption d’une famille gitane résidant d’un côté de la frontière par une autre résidant de l’autre côté ; dans ce cas c’est une famille de Perpignan qui est « avalée », en trois générations, par un clan Barcelonais.
- En 1915, Ingrazia barcelonaise, est une fille d’une famille gitane de commerçants de tissus présents sur le grand marché Sant Antoni du quartier central des Sants. Elle est veuve d'un premier mari décédé d'une maladie avec qui elle aura eu 3 garçons .
- Vers les années 1920-1925, deux de ces garçons et une belle fille vont mourir à Valencia lors de combats car la famille est engagé auprès des républicains.
- Le troisième garçon est employé dans le commerce de Sant Antoni, il va épouser une cousine et vont produire une lignée barcelonaise aux destinées incertaines : nombreux descendants sont perdus de vue et retrait généralisé des activités commerçantes des grands parents.
- De ce mariage, on peut dire que Ingrazia n'aura aucune postérité en vue dans le milieu gitan de Barcelone.
- Ingrazia va alors épouser en secondes noces un artisan ébéniste réputé de St Jacques, Manel, considéré dès sa quarantaine, à Perpignan, comme tio (car sa famille est confortée par son union avec les Barcelonais).
- Avec Manel, ils vont avoir deux enfants : d’abord un garçon, né en 1927 et perdu de vue en 1943 : (« Ils me l’ont pris, dira-t-elle en désignant indifféremment les autorités franquistes et celles de Vichy.) Ensuite une fille, Pépita.
- Pepita va épouser un Gitan de Perpignan apprenti doué de Manel et de plus homonyme de celui-ci (il s'appelle aussi Manel)
- Pepita et Manel vont avoir deux garçons et une fille.
- La fille épousera, sans descendance, un Gitan perpignanais sans emploi ;
- Titêt qui est l'aîné et appelé comme ça en raison de sa petite taille, sera très tôt formé à l’ébénisterie de restauration de meubles anciens et va travailler dans l’atelier de Manel, (qui est alors décédé), sans pour autant qu’apparaisse un nouveau tio dans la famille.
- Le deuxième garçons, le cadet ira très tôt rejoindre à Barcelone la famille des commerçants de Sant Antoni, mais ne travaillera pas dans les marchés.
- Dès lors tout se passe comme si la famille barcelonaise, qui avait conforté celle de Perpignan, réclamait un renforcement en retour :
- Pour cela, Pépé, le tio barcelonais, maître du commerce de coupons de tissus assure la postérité de sa descendance jusqu’à Andreu, né au début des années 60, marié à 17 ans et qui est un remarquable commerçant.
- Andreu va avoir un seul fils mais qui est handicapé et ne pourra donc pas présenter les qualités requises pour perpétuer le patrimoine familial.
- Andreu va alors divorcer et se remarier avec la fille du perpignanais Titêt, qui s'appelle Andressa.
- Andressa avait alors épousé le dernier apprenti de Manel qui est décédé.
- Andressa et Andreu vont avoir deux enfants : un garçon, Jaume, qui reprend le commerce de Sant Antoni et étend ses activités aux marchés hebdomadaires des grandes villes catalanes, en puisant dans le vivier familial pour recruter des vendeurs, et une fille, Clara, cinq années d’études supérieures dans une prestigieuse école commerciale de la capitale catalane, qui a récemment ouvert un centre de gestion fiscale et de démarchage commercial auprès de son frère et d’autres commerçants de Sant Antoni. Aujourd'hui le frère et la sœur ont déjà ouvert trois boutiques à Barcelone, une à Gérone et à Tarragone et deux à Lérida (Lleida).
On voit bien ici que les frontières politiques paios n’ont pas grand sens pour les déploiements familiaux et claniques gitans catalans. On ne saurait mieux démontrer que les unions, comme ressources internes aux clans, sont majeures pour la reproduction des valeurs et savoirs.
Ces valeurs et savoirs consistent essentiellement (comme nous l'avons signalé précédemment) à l'apprentissage du commerce et au maintien du lien familial. Les enfants qui, en quelque sorte se seraient intégrés et confondus avec les populations locales sont considérés comme étant trop éloignés des valeurs de la communauté Gitane Catalane. A Perpignan on peut observer de nombreuses unions locales entre familles menacées d’extinction, de perte des savoirs, de dispersion des enfants, etc... Il semblerait que le caractère transfrontalier des « réussites » tienne à la visibilisation extrême de l’alliance et de ses finalités.
TRACE N°2 ou Fusions-consolidations : où est le « bon allié » ?
Le second tracé généalogique inverse, en quelque sorte, l’initiative familiale, développée cette fois à partir d’un tio de Perpignan.
- Estèbe, né dans les années 20, fuit Perpignan pendant la guerre, et se réfugie auprès d’une famille gitane majorquine : dans cette île les populations juives étaitent protégées.
- Estèbe va épouser une jeune femme juive[15] avec qui il aura trois filles. Il va travailler avec sa belle famille dans la recherche, la restauration et le commerce de tableaux et de tapisseries rares.
- Il parcourt l’Espagne et le Portugal et vend ses découvertes à des réseaux d’amateurs fortunés, ou encore à des antiquaires de haut niveau installés dans le quartier des Bagns, entre la cathédrale et la rambla Colón.
- En 1957 il revient à Perpignan avec sa femme et ses trois filles, achète une villa, poursuit ses activités professionnelles en les étendant au territoire français et se distingue rapidement par l’assistance qu’il apporte aux membres de la communauté dans le besoin.
- Avant même l’âge de quarante ans il est considéré comme un tio : il acquiert de plus en plus de notoriété, en particulier en refusant dans les années 70 et 80 les alliances[16] que les élus locaux proposent aux Gitans de Perpignan
- Estèbe, qui a imposé son nom de famille et ses compétences professionnelles comme incontournables n'a que des filles et pas de garçon, donc pas de D'héritier.
- Il va alors organiser la rencontre de sa fille Dolcetta avec Père.
- Dolcetta est bachelière à Perpignan et licenciée en art plastique à Barcelone.
- Père est le fils cadet issu d'une famille de Gitans des Baléares, (fréquentée lors de son séjour à Majorque).
- Estèbe dira : « Il fallait un mariage officiel, pour que nos noms se confondent et que mes petits enfants portent pleinement le mien. Mais ce n’a pas été si facile, Dieu nous a éprouvés et j’ai dû attendre encore une génération pour être sûr de mes descendances »- En effet Dolcetta donne à ses deux filles et à son fils une éducation qui les met à distance de la communauté gitane. L’une, assistante sociale, se marie avec un paio instituteur ; la seconde, enseignante dans un collège privé de Gérone, reste célibataire ; le garçon devient professeur de lycée et épouse une infirmière paio. Leur fille mène des études de médecine. Toute la descendance de l’union entre Père et Dolcetta quitte la communauté gitane et se disperse dans les quartiers paios de différentes villes.
- Estèbe(le père de Dolcetta) dira « J’ai été puni, j’ai voulu tout avoir : la réussite à la façon des paios et la célébrité chez les Gitans. Alors, oui, Dieu m’a puni. Dolcetta est morte, peut-être à cause de mes reproches et l’âme gitane des enfants a été volée par les écoles de paios. J’avais assez à leur donner, il ne fallait pas les mettre dans les écoles. (…). Alors j’ai dit à Père : ‘Tu travailles bien avec moi ; tu as tout appris et tu es mon fils, car tu portes mon nom. Nous devons continuer : tu te remarieras avec une barcelonaise de bonne famille et nous formerons tes garçons à notre métier. Ils feront comme Dolcetta, ils n’iront à l’école que pour mieux apprendre notre métier. Nous créerons une famille puissante de Perpignan et de Barcelone à la fois ».
- Alors après une année de deuil, Père épouse Estrella, qui est veuve sans descendance de Cargol, qui était un brocanteur apprécié de Barcelone.
- Père et Estrella auront trois enfants : une fille, qui deviendra avocate « de la cause gitane » à Barcelone, un garçon, Pablo, qui travaillera dès l’âge de 12 ans avec son père et son grand-père, tout en suivant des études qui le mèneront à une licence d’art médiéval à Barcelone, et un second garçon qui quittera le giron familial perpignano-barcelonais pour s’installer comme commerçant de cartes postales à Majorque.
- Pablo et son épouse vont avoir une fille et deux garçons : Maria Jeppe, et Estèbe, qui ont appris eux aussi le métier à douze ans, ont commencé les grandes tournées en Espagne et en France, et appris l’histoire de l’art au conservatoire de Barcelone. Ils résident indifféremment à Barcelone, à Gérone, et à Perpignan : la frontière, celle qui a fait et le malheur et la réussite du tio Estèbe, n’a jamais existé pour eux.
- Estèbe a de fait transféré son statut de tio à Père et le vaste clan transfrontalier inspire le respect et la reconnaissance : visite des prisons, des hôpitaux, des veuves, formation de jeunes aux métiers de brocanteur, d’antiquaire, de marchand ambulant d'oeuvres d’art, confèrent à ce statut de tio une dimension peu usuelle, au-delà du clan ou de la famille.
Le cas d’Estèbe nous montre la vaste marge de manœuvre dont disposent les Gitans, de Perpignan, de Majorque ou d’ailleurs pour œuvrer aux réussites familiales, pourvu qu’ils puisent leurs ressources humaines dans la multiplicité des circonstances qui ont délimité pour eux l’aire culturelle historique catalane. Pour le dire autrement, ici c'est la langue qui prime ainsi que les lieux, les familles et les événements qui sont identifiés par une mémoire longue et collective : nous n'assistons pas à une accumulation des faits de mémoire, mais à une connaissance partagée qui fonctionne comme une ressource dynamique qui autorise de nouvelles alliances, des redéploiements économiques, bref, toutes sortes d’interactions productrices de mobilisations collectives intergénérationnelles[17]. Les réussites prennent en considération l'importance de dispenser d’abord une auto-formation professionnelle à leurs descendants, qu’ils gardent donc l’initiative des devenirs des leurs. Nous sommes très loin des schémas de l’intervention institutionnelle. Plus particulièrement le temps court de la lecture institutionnelle des urgences, l’appréhension immédiate des mondes gitans, gomment l’intelligence du temps intergénérationnel de leurs actions endogènes. Par exemple, le constat fréquent de « l’immobilisation » des familles gitanes est contraire aux fortes mobilités que mettent en évidence les unions intergénérationnelles
Les Gitans bougent beaucoup d’un bout à l’autre de l’espace catalan, de lieux en lieux de sédentarités séculaires. Il est donc utile de pratiquer une lecture des relations communautaires, urbaines ou rurales, selon plusieurs plans, plusieurs étages des rapports entre temporalités, espaces et familles. Il est aussi utile d’intégrer l'analyse des liens sociaux, l'analyse longitudinale, celle notamment des trajectoires familiales, aux nécessaires monographies.
4. Pour conclure
Ces deux exemples de tracés généalogiques nous amènent ainsi à repérer et à analyser une certaine autonomisation sociale lors de la transmission des savoir-faire.
L'exemple des familles présentées à l’aide des tracés généalogiques indique comment la famille gitane perpignanaise, et la famille gitane barcelonaise, se renforcent mutuellement en s’agglomérant en clan aux contours nouveaux, transnationaux, alors même qu’une lecture limitée par la frontière politique entre France et Espagne suggère la désagrégation de l’une et parfois simultanément de l’autre. Le lien entre ces familles est un exemple de ce que nous appelons le processus d'autonomie, à partir du moment où le milieu déborde l’Etat et ses marquages en termes d’appartenances citoyennes pour fixer ses propres devenirs. Les territoires de la famille, telle que nous la voyons se reconstituer, se substituent à ceux spécifiques et séparés des solidarités citoyennes nationales. La prise en charge par la circulation, par l'autoformation des jeunes, donne sens à l'autonomisation du groupe. Où situer les tentatives de l’école, devant de telles ressources profondes, singulières, si étrangères aux rationalités et aux finalités institutionnelles ? De nombreux « tios » se déclarent prêts aujourd’hui à négocier avec les institutions la formation de leurs petits enfants : c’est chose faite par exemple, et « par le haut », dans le premier tracé généalogique que nous avons présenté. Le cas des enfants de Dolcetta est lui par contre perçu comme un désastre par les familles, dans le second tracé. Mêmes générations, mêmes fréquentations des écoles supérieures, et résultats très contrastés du point de vue de l’enrichissement culturel et économique de la communauté. Entre eux prime le maintien de l’auto-formation aux savoirs faire des anciens. Pour les milieux gitans, l'autonomisation des modes de transmission des savoirs en leur sein, qui fait souvent peur aux intervenants institutionnels, ne serait-elle pas une des réponses gitanes la plus adaptée à leur enclavement social ?
Bibliographie
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Tarrius, Alain, (2002). La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades des économies souterraines. Balland. 169 p. 2002, Paris.
Légende des arbres généalogiques
: considéré comme “Tio”
1 : Premières noces 2 : Re-mariage
Niveau éducatif: Pr. : Primaire Col. : Collège Lyc. : Lycée F.S. : Formation Supérieure
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Statut professionnel: Sect. ag. : Secteur agricole
: Artisan
: Commerçants à plein temps
: Commerçants occasionnels
: Sans emplois
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Tracé n°1
Tracé n°2
[1] Tarrius Alain, (1992), Les fourmis d'Europe : migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales. L' Harmattan. 210 p, Paris.
[2] Tarrius Alain, (2002), La mondialisation par le bas. Les nouveaux nomades des économies souterraines. Balland. 169 p. 2002, Paris.
[3] Missaoui Lamia., Tarrius Alain, (2004), « Parole, honneur, mobilité. Les " petits migrants " dans les réseaux mondiaux de l'économie souterraine », In Economies Choisies, Dir. N. Barbe et S. Latouche, Col. Ethnologie de la France, Cahier 20, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme. Voir aussi Missaoui Lamia, (1995), « Généralisation du commerce transfrontalier : petit ici, notable là-bas », REMI, Volume 11, p. 53-75.
[4] Hasnia-Sonia Missaoui, coll. Alain Tarrius, (2004), « L'auto-formation communautaire des jeunes gitans et marocains », in ''La Déscolarisation'' ss la direction de Dominique Glasman et Françoise Oeuvrard , Édition La Dispute, 15 p.
[5] Missaoui Hasnia-Sonia, (2005), Thèse de Sociologie - « De l’étranger au citoyen : l’école déstabilisée. Mixités scolaires, mixités familiales et attitudes face à la déscolarisation d’enfants Gitans et Maghrébins », au Département de Sociologie de l’UFR Sciences, Espaces et Sociétés (UFR SES de l’UTM), et au Centre d'Etudes des Rationalités et des Savoirs (CIRUS-CERS UMR 5193), Toulouse.
[6] Hasnia-Sonia Missaoui (2007.2-3), « Usage intermittent de l'école : des temporalités scolaires redéfinies par des enfants gitans et maghrébins nouveaux-arrivants », in « les temporalités des populations », Revue Espace, Populations, Sociétés, pp. 385-396.
[7] Hasnia-Sonia Missaoui, (2005), « L’école, le collège : y rester ou en sortir. La construction du potentiel de formation parmi les familles d’enfants gitans et maghrébins de Barcelone à Perpignan, Montpellier et Toulouse », Édition Trabucaire. Barcelone, Perpignan, 110 p.
[8] Nous appellerons clan les groupes formés d'un certain nombre de familles ayant un ancêtre en commun et se reconnaissant en lui.
[9]Cette enquête a été menée en collaboration avec les chercheurs Alain Tarrius et Lamia Missaoui et surtout avec l'aide de professeurs des écoles et des collègues, d'associations gitanes, de travailleurs sociaux et de la CIMADE
[10] Cette partie d'enquête est présentée plus amplement dans un article publié dans la Revue Ethnologie française écrit en 2008 et qui est intitulé « Trajectoires identitaires des Gitans catalans de part et d’autre de la frontière franco-espagnole » in « Sverige-Suède. L'ethnologue dans la cité », Revue Ethnologie Française, pp. 333-343.
[11] Alain Reyniers, (1992), « La roue et la pierre. Contribution anthropo-historique à la connaissance de la production sociale et économique des Tsiganes », thèse, Université Paris V René Descartes.
[12] David Lagunas Arias, (2005), « Los tres cromosomas. Odemidad, identidad y parenteso entre los Gitanos catalanes », Editorial Comares, Granada.
[13] Elias N, (1993), Engagement et distanciation. Contributions à une sociologie de la connaissance, Paris, Fayard.
[14] Schutz A, (1987), Le chercheur et le quotidien. Méridiens Klincksieck.
[15] Des familles gitanes juives ont migré sur l’île de Majorque à la fin du XVème siècle et ont été relativement épargnées par les persécutions hispaniques. Nous n’avons pu savoir si l’épouse d’Estèbe appartenait à l’une de ces familles. Les trois filles du couple furent baptisées catholiques dès leur naissance.
[16] Les votes gitans, qui sont concentrés dans des quartiers du centre ville, sont monnayés contre une protection, ou pour mieux dire une invisibilisation des trafics de psychotropes et de leurs terribles conséquences tels que l'ont montré A. Tarrius, 1999 et L. Missaoui , 2000.
[17] L’œuvre de Maurice Halbwachs est évidemment riche en élucidation des faits de mémoire collective. Plutôt que des premiers travaux sur les cadres sociaux de la mémoire, qui suggèrent l’entassement des souvenirs, le puits mnésique, nous préférons nous inspirer de la Topographie légendaire des Evangiles en Terre Sainte. PUF 1941. La superposition de populations aux croyances et normes contrastées, dans la Palestine des années 30, y est décrite dans une perspective dynamique : la mémoire des lieux, des événements et des personnes qui meublent les croyances religieuses, les univers de normes, sert aujourd’hui à assumer les difficultés des rapports entre populations d’origines et de croyances diverses.