REDES- Revista hispana para el análisis de redes sociales
Vol. 21, #1, Diciembre 2011
http://revista-redes.rediris.es
Introduction : où en est l'analyse de réseaux en histoire?
Michel Bertrand - Université de Toulouse-Institut Universitaire de France
Sandro Guzzi-Heeb - Université de Lausanne, Suisse
Claire Lemercier - Centre de sociologie des organisations (UMR 7116 CNRS-Sciences Po)[1]
Résumé
Le concept de réseau est aujourd'hui largement entré dans le vocabulaire des sciences sociales. En histoire, l'introduction du vocabulaire des réseaux a souvent été liée à des démarches situées à une échelle « micro » et travaillant à mettre en évidence l'agency individuelle. Depuis les années 1990, une analyse de réseaux plus formalisée a fait des apparitions épisodiques, et inégales selon les domaines linguistiques, dans d'autres travaux historiques fondés au contraire sur des observations systématiques à une échelle macro. Après 30 ans d'une intégration de la catégorie à la démarche historique, un véritable savoir-faire historien émerge autour des questionnements auxquels elle est associée et des méthodologies qu'elle implique. Cependant, si l'analyse de réseaux a déjà largement fait la preuve de son intérêt dans certains domaines spécifiques de l’histoire, il existe trop peu de dialogue entre ceux qui la pratiquent ; notre souhait, en donnant à voir les parentés et les différences entre des textes issus de pays et de sous-disciplines variés, est bien de promouvoir un tel dialogue.
Palabras clave: Histoire –réseaux sociaux.
Abstract
The concept of network has widely been adopted in the vocabulary of social sciences. Historical research using the vocabulary of networks has often been associated to a “micro” approach aiming to highlight individual agency. Since 1990, a more formalized approach to network analysis has unevenly appeared, depending on the linguistic area, in other historical research based, on the contrary, on systematic macro scale observations. After 30 years of integrating the questions and the methods of the network approach into historical research it is possible to observe the emergence of a true “savoir faire” of historians. However, although the interest of applying a network approach in certain specific domains has been largely shown, there is still little dialog among researchers who practice it. By showing the relations and the differences between texts coming from different countries and various sub-disciplines we wish to contribute to such dialogue.
Key words: History – social networks.
Le concept de réseau est aujourd'hui largement entré dans le vocabulaire des sciences sociales. Au départ lié, surtout en sociologie, à la remise en cause de catégories structurelles comme celle de classe, il a plus largement contribué au regain d'intérêt pour les espaces dits « informels », les rapports personnels, ou encore la capacité des individus de construire en partie leur propre milieu. Ainsi, en histoire, l'introduction du vocabulaire des réseaux a souvent été souvent liée à des démarches travaillant à une échelle « micro » pour mettre en évidence l'agency individuelle, qu'elles se revendiquent ou non de la micro-histoire italienne, française ou allemande. Si ces courants avaient mis un accent particulier sur les notions de configurations de relations, ou par exemple de « fronts de parenté », et si leurs promoteurs connaissaient différents travaux sociologiques sur les réseaux, ils n'avaient pas fait le choix, en général, d'utiliser des formalisations graphiques ou des indicateurs chiffrés, considérant soit que les sources historiques ne s'y prêtaient guère, soit qu'il était plus important de cerner de manière qualitative les dynamiques ou les processus à l’œuvre (par exemple Levi, 1985, Sabean, 1990 et 1998, Dolan, 1998, Gould, 1995).
Depuis les années 1990, une analyse de réseaux plus formalisée a fait des apparitions épisodiques, et inégales selon les domaines linguistiques, dans d'autres travaux historiques fondés au contraire sur des observations systématiques à une échelle macro : il en va ainsi des analyses de citations en histoire des sciences, de l'étude de parentés et notamment d'alliances sur plusieurs générations en anthropologie historique, ou encore de celle des interlocks, c'est-à-dire des liens entre entreprises créés par le partage d'administrateurs, en histoire économique. Dans tous ces cas, l'objectif d'une approche par les réseaux est moins de mettre au jour l'agency que de décrire des structures, des zones de plus ou moins grande cohésion ou des formes d'attraction préférentielles : il s'agit plutôt d'approches structurales qui mettent en série des interactions entre acteurs pour s'interroger sur leurs effets systémiques.
Cependant, ces dernières tentatives restent relativement isolées, souvent à la marge de la discipline – notamment à ses points de contact avec la sociologie – mais sans contacts avec les approches plus micro-historiennes des liens sociaux qui, de leur côté, se maintiennent actives. Si notre numéro spécial a été précédé par bon nombre de textes proposant à la fois un bilan et, en général, un programme de l'analyse de réseaux en histoire[2], force est de constater que les efforts restent relativement isolés les uns des autres, sans véritable dialogue scientifique entre ceux qui les mènent. Chacun de ces articles programmatiques parlait depuis une posture un peu différente et, s'ils ont été suivis de nombreux travaux, c’est plus souvent en lien avec un phénomène de mode que du fait d’une véritable application des orientations proposées. Cependant, après 30 ans d'une intégration de la catégorie à la démarche historique, un véritable savoir-faire historien émerge autour des questionnements auxquels elle est associée et des méthodologies qu'elle implique. En témoignent les recherches qui mobilisent des analyses de réseaux formelles menées dans le cadre de thèses soutenues ces dernières années. Plus exactement, et les travaux de la majorité des contributeurs de ce numéro le montrent, on vient à cette analyse soit pendant la thèse, soit, souvent, juste après, pour revisiter avec une autre méthode, plus systématique, un terrain déjà très bien connu qualitativement. Des formes de structuration de la discussion sur les usages des réseaux en histoire paraissent aussi émerger à l'échelle européenne ; souvent, et ce n'est pas un hasard, elles ont été lancées par des doctorant.e.s[3].
Objectifs et résultats de ce numéro
Si de nouvelles pratiques paraissent donc émerger, elles le font toujours en ordre dispersé, ce dont témoigne d’ailleurs ce numéro. Les coordinateurs/coordinatrice du dossier eux-mêmes n’ont presque jamais été unanimes dans leurs appréciations sur les travaux reçus, leurs débats témoignant de la permanence de la mobilisation variée d’un même outil, le réseau, autur duquel se croisent et se confrontent analyses qualitatives et approches plus formalisées et structurales. Cette hétérogénéité se retrouve inévitablement parmi les auteur.e.s[4] des travaux qui composent le dossier : ils ne se citent pratiquement pas entre eux et surtout, les références qu'ils mobilisent restent elles-mêmes très hétérogènes, notamment selon la langue des auteur.e.s, mais aussi le domaine substantiel qu'ils étudient. Ainsi, les discussions historiennes des réseaux se réfèrent à des auteur.e.s, et en particulier à des théories, très variés selon la période ou la sous-discipline concernée – histoire de la famille et de l'alliance, de l'entreprise et des conseils d'administration, des sciences ou des lettres et des correspondances ou citations... Il en va de même en fonction des autres sciences sociales fréquentées ou des méthodes utilisées. Ces dernières sont des plus variées, allant de collaborations directes avec des mathématiciens ou physiciens à un refus total de la formalisation en passant par toute la palette des outils développés pour la sociologie, qu'il faut toutefois adapter à des données différentes.
Ainsi, si l'analyse de réseaux a déjà largement fait la preuve de son intérêt dans certains domaines spécifiques, il existe trop peu de dialogue entre ceux qui la pratiquent ; notre souhait, en donnant à voir les parentés et les différences entre des textes issus de pays et de sous-disciplines variés, est bien de promouvoir un tel dialogue. Les textes publiés ici reviennent ainsi sur quelques domaines déjà classiques en termes d'approche par les réseaux, du moins dans les autres sciences sociales : si le thème des migrations n'est pas abordé, plusieurs textes évoquent les liens familiaux (les articles de Padgett et pour partie de Rosé et de Artola), les relations interpersonnelles qui sous-tendent les hiérarchies entre élites (Padgett, Imizcoz et Arroyo, Rosé, Artola, Düring et al.), les interlocks (Ginalski), la circulation des savoirs (Widmer et Sigrist), les mobilisations sociales et politiques (Rebmann, Düring et al.). Ils ne le font toutefois jamais uniquement, et c'est là un des intérêts de ce numéro, en copiant les démarches adoptées par des sociologues ou anthropologues sur des terrains similaires, ou encore en appliquant pas à pas les manuels d'analyse de réseaux, en calculant un indicateur après l'autre : ils font au contraire montre d'inventivité en matière de construction des sources, de représentations graphiques, de calculs d'indicateurs et/ou d'interprétations pour proposer une approche proprement historique de leurs objets.
Nous avons en effet opéré une sélection parmi le grand nombre d'articles reçus en espérant remédier en partie à la faiblesse du débat sur l’analyse de réseaux en histoire. Nous avons notamment poussé les auteur.e.s à expliciter, au-delà de la présentation d'une étude de cas, leurs choix théoriques et méthologiques et à s’efforcer d’aller vers des enseignements généralisables à partir de leur expérience de recherche. Nous leur avons demandé d'évoquer leur traitement de l'anachronisme (peut-on décrire les liens sociaux du passé avec les mots utilisés pour parler des nôtres ?), et de poser la question de la temporalité et donc des évolutions ou du changement - là aussi source de problèmes de collecte ou de représentation des données spécifiques de l'histoire, autant que promesse d'analyses plus fines.
Enfin, nous les avons incités à expliciter leur rapport aux sources historiques écrites ou figurées, rarement disponibles de manière systématique et qui, contrairement aux questionnaires ou entretiens, représentent plutôt, en général, des traces d'interactions qu'un discours sur ces interactions : posent-elles des problèmes particuliers – ou présentent-elles un intérêt particulier – pour une étude en termes de réseaux ? Toute source historique est partielle, non systématique. Les contributions réunies ici montrent à la fois les différences entre les périodes ancienne et médiévale, où l'on ne dispose que de sources fragmentaires et indirectes portant uniquement sur quelques membres de l'élite politique, et celles pour lesquelles, au moins sur certains aspects de la vie sociale, des traitements systématiques s'avèrent possibles, même s'ils restent souvent centrés sur les élites, au sens au moins des personnes sachant écrire (ainsi pour la Toscane du XVe siècle, ou l’Espagne du XVIIe siècle). Si le monde organisationnel des entreprises ou des commissions politiques du XXe siècle donne bien sûr plus facilement matière à la constitution de larges bases de données, le problème étant alors plutôt de choisir la partie de la réalité à observer, notamment en termes de coupes temporelles, d'autres articles montrent aussi qu'il serait simpliste de réserver l'analyse de grands réseaux aux périodes les plus récentes. Ainsi, en définissant précisément le lien à observer et la confiance à accorder aux travaux d'historiens pré-existants, il est possible de retracer une généalogie entre des centaines de botanistes du XVIIIe siècle, tandis que la représentation des liens qui permettent le sauvetage des Juifs au XXe siècle doit composer avec les biais et les silences des sources.
Dans notre sélection finale des articles, nous avons privilégié ceux qui proposent des analyses formelles de réseaux – et leur représentation graphique. Il ne s'agissait nullement d'un choix en faveur d'approches macro, structurales ou techniquement lourdes : nombre des réseaux présentés ici sont très petits et/ou égocentrés et tous sont étudiés dans le cadre de travaux plus amples pour lesquels la quantification n'est qu'un outil mobilisé ponctuellement. En revanche, nous avons voulu éviter de publier des études, encore fréquentes en histoire, n'utilisant le mot de réseau que comme une métaphore un peu floue, et avons privilégié la systématicité des approches et l'inventivité méthodologique. Il ne s'agit pas pour autant d'un amour de la technique pour la technique. Nous avons en particulier demandé à chaque auteur.e d'expliciter ce qu'une approche formalisée des réseaux apportait exactement à son propos : produit-elle des connaissances et des interprétations qui ne seraient pas accessibles à une approche intuitive ou qualitative, sans recours à l'informatique, aux graphes ou aux indicateurs chiffrés ?
Il nous semble que les auteurs ont fourni des réponses convaincantes, parce que leur usage de la formalisation restait au service de leur propos historique, ce qui leur permettait justement d'innover. Ainsi, des chercheurs pourront s'inspirer, en histoire mais aussi dans d'autres sciences sociales, des représentations graphiques heuristiques proposées par Düring et al., de la prise en compte du temps réalisée par celles de Rosé et de Sigrist et Widmer et des changements d'échelle souples permis par celles de Ginalski ; ou encore, du côté de la construction des données, de la prise en compte non seulement des liens de correspondance, mais aussi des liens de citation dans la correspondance chez Imizcoz et Arroyo, de l'articulation entre études de trajectoires et représentations de réseaux mise en œuvre par Artola et enfin, du côté des indicateurs, de l'utilisation subtile par Rebmann de la notion d'homophilie, dans un contexte institutionnel inhabituel. La plupart du temps, ces formalisations conservent dans les articles un statut exploratoire : elles donnent à voir une structure complexe, souvent reconstituée à partir d'un large ensemble de sources, qu'on ne pourrait percevoir par leur simple lecture. Mais rares sont les articles qui envisagent d'utiliser l'analyse de réseaux pour tester des hypothèses : ici demeure une réelle différence entre histoire et sociologie, bien présentée par Padgett dans son texte introductif.
Problèmes et perspectives : que font les réseaux ?
Nous ne prétendons pas que, malgré quelques traits communs, les articles réunis ici soient issus d'un même moule, ni même partagent une approche précise des réseaux. Certes, tous partent de la conviction que les liens personnels, les réseaux de relations individuelles, donnent naissance à des formes d’organisations sociale qui dépassent les cadres institutionnels, les groupes formels, les classes socio-économiques, et à des dynamiques différentes, dont la prise en compte est essentielle pour comprendre une formation sociale, mais surtout son évolution et sa transformation. Cela dit, l’analyse systématique de grands réseaux et l’étude plus qualitative de petits réseaux personnels demeurent comme pôles assez différents, et qui ne donnent pas forcément le même statut dans leurs démonstrations à la notion de réseau.
Ainsi, dans une partie des études, l’accent est mis sur des approches structurales en termes de réseau complet, visant à mettre au jour les formes d’organisation d’un groupe ou d‘un segment de la société et à les comparer dans le temps, mais aussi par rapport à des formes attendues en fonction de différentes hypothèses préalables (Padgett, Ginalski, Rebmann). D’autres études privilégient des approches plus stratégiques ; de manière plus narrative, elles mettent l’accent sur les espaces d’action, les choix et les stratégies des individus et des groupes (Rosé, Imizcoz et Arroyo, Artola)[5]. La temporalité, en particulier, n'est pas la même dans les deux cas ; le statut des liens non plus, puisqu'ils sont plutôt vus dans le premier cas comme des canaux potentiels pouvant être mobilisés dans divers buts, tandis que dans le second cas, c'est cette mobilisation effective – l'eau qui circule, ou non, dans ces canaux – que l'on tente de décrire[6]. En d’autres termes, c’est encore et toujours la double mobilisation de l’outil réseau qui est ici à l’œuvre.
Cependant, comme le souligne la confrontation de ces textes, ces deux approches ne sont naturellement pas exclusives, ce dossier offrant déjà des pistes sur les convergences possibles. La recherche d’Artola sur les trajectoires professionnelles des membres du clergé espagnol envisage ainsi à la fois les carrières et stratégies individuelles et les structures récurrentes de recrutement de ce personnel ecclésiastique. L’étude de la trajectoire de pouvoir d’Odon de Cluny par Rosé se place également à l’intersection entre structures sociales et stratégies individuelles. Dans l’étude sur la domus augusta de l’article de Düring et al., les auteurs soulignent de manière particulièrement explicite l’interaction entre structures parentales et stratégies conscientes des acteurs, qu'ils présentent en terme d’ « espaces d’action » ouvrant des possibilités à des « entrepreneurs de réseaux ». Ainsi, les études historiques, avec un regard attentif à la chronologie et à la dynamique des rapports sociaux et un accès à des sources qui permettent d’identifier des traces d'interactions réelles et pas uniquement potentielles, ont leur mot à dire sur les modalités d’interaction entre structures sociales et agency individuelle. C’est très clairement cette interaction qu’a mise en évidence l’étude récente des réseaux marchands à l’échelle impériale hispanique. Recours à la confiance et besoin d’accès à l’information, deux des fondements sur lesquels reposent les réseaux étudiés en orientant les opérations commerciales de leurs membres, se conjuguent aux structures – sociales mais aussi aux institutions marchandes elles-mêmes – pour donner à comprendre, dans toute leur complexité, les modalités de fonctionnement de ce commerce transatlantique et les opérations ponctuelles engagées. [7]
Mais tous les auteur.e.s sont loin d'être explicites sur leur position à ce sujet, comme, plus généralement, sur le statut causal qu'ils assignent aux réseaux. Souvent, dans une situation documentaire lacunaire, l’analyse des réseaux « visibles » paraît être la base d’une stratégie d’interprétation adaptée à ces lacunes : pour simplifier, si nous ne savons pas exactement ce que les acteurs font, nous pouvons au moins observer des formes et essayer d'en tirer, en retour, une interprétation du sens des liens qui les dessinent. Cette stratégie peut toutefois être risquée si le flou est conservé sur le statut du réseau comme instrument conceptuel dans l’interprétation historique, et notamment les conséquences que l'on peut tirer de la reconstruction d’un réseau spécifique. En particulier, alors qu'elle est née de la critique d'approches trop déterministes, l'analyse de réseaux présente le risque d'introduire un nouveau déterminisme incontrôlé, si l'on reste fasciné par la forme de la structure mise au jour en oubliant quels liens exacts elle recouvre et quel sens ils pouvaient avoir pour les acteurs.
L'exemple des interlocks et plus largement des liens entre organisations établis à partir du partage de membres est classique en la matière. L'interprétation des formes obtenues se fonde sur une série d’hypothèses certes plausibles mais trop rarement discutées de près: l’existence de rapports personnels entre les différents conseils d’administration permet un échange d’informations, établit une confiance, ou encore facilite la coopération. Ici, Ginalski et Rebmann prennent le temps d'expliciter, à propos des mécanismes qui les intéressent, ce dont telle ou telle forme de réseau pourrait constituer un indice. Il reste qu'on n'a pas là une étude directe de processus: il est souvent difficile de démontrer comment le réseau agit; l’action – ce que le réseau « fait » - reste donc implicite, ou hypothétique. Comme le soulignent Düring et al., l’action du réseau est d’autant plus difficile à démontrer que les sources sont moins systématiques.
S'il n'est pas toujours possible de résoudre ce problème, il faut bien le garder à l'esprit : il n'est pas équivalent d'observer la mobilisation de relations dans un but précis et de mettre au jour des liens potentiels, qui seront activés ou non, qu'ils relèvent de la parenté, de la co-participation à une organisation ou de la mention dans une correspondance. Il ne faut pas, dans le second cas, surestimer le statut explicatif d'une structure de liens, que l'on cherche à élucider les causes d'un succès individuel, d’une coopération efficace, d’un échange privilégié d’informations ou encore de l’existence même d’un groupe social – et cela d'autant plus que les sources ne permettent souvent d'observer qu'un ou deux types de liens sociaux, parmi tous ceux que peuvent mobiliser des individus.
Bref, mettre au jour des structures similaires entre réseaux ne dispense pas de s'intéresser à la substance même des relations (Bidart et al., 2009), d'autant que cet intérêt renvoie à la critique des sources qui est au cœur du métier de l'historien.ne. Les cas de la « famille » et de la parenté, qui ne sont finalement au centre, du moins dans leur substance, d'aucun des articles de ce numéro, sont particulièrement exemplaires en la matière. Elles sont souvent invoquées, non sans quelques facilités de raisonnement, pour expliquer des collaborations privilégiées entre acteurs sociaux. Mais la parenté est à la base d’une relation structurelle, en partie involontaire, qui n'implique pas automatiquement un rapport étroit, ni même une connaissance réciproque – dans le cas de parents éloignés, ou résidant dans des régions différentes, par exemple. Il s’agit donc de liens très différents de ceux établis, par exemple, dans le cadre d’un rapport épistolaire qui fait plus nettement l'objet d'un choix volontaire fondé sur une certaine affinité. Pierre Bourdieu avait déjà souligné la diversité des usages possibles de la parenté, en distinguant dans ses recherches sur la société kabyle parenté « officielle » et parenté « usuelle » (Bourdieu, 2000 ; Bensa, 2003). Dans le dossier, Imizcoz et Arroyo montrent qu'une analyse de la correspondance permet de décrire certaines modalités d'activation des liens de parenté. Ici encore, structures et agency se combinent, éclairent d’un jour original ce que « fait le réseau » et évitent toute surdétermination ou surinterprétation. D'autres distinctions pourraient encore être introduites dans l’analyse des liens de parenté, en particulier entre parenté patrilinéaire (souvent privilégiée dans les recherches formalisées, car elle peut être suivie, dans la plupart des sociétés, à partir du nom) et parenté matrilinéaire, à la fois plus difficile à reconstituer et aux conséquences sociales éventuellement différentes.
La parenté spirituelle, qui ne fait également qu'une apparition ponctuelle dans ce numéro, exacerbe le problème. Si le rapport établi au baptême avec un ou plusieurs parrains et marraines est un trait très général des sociétés catholiques et protestantes, aussi bien que d’autres organisations sociales, le contenu concret de ce rapport peut varier de façon substantielle ; il tend notamment à être socialement plus « horizontal » de nos jours que dans le passé. Les études à ce sujet qui commencent à se saisir de l'analyse de réseaux montrent une voie possible : elles usent à la fois de reconstitutions systématiques qui permettent de faire des hypothèses raisonnables sur des usages sociaux non dits de l'institution, par exemple sur ses aspects de patronage implicite ou son rôle de canalisation de mobilisations politiques, et de sources complémentaires nombreuses utilisées de manière plus qualitative pour mieux saisir ce que les acteurs faisaient et disaient de ces liens (Alfani 2009; Alfani et Gourdon, 2012).
Les travaux les plus fins sur la famille mettent en outre au jour un dernier problème qui reste sans doute trop implicite dans les articles de ce numéro comme dans la plupart des études d'analyse de réseaux. Il semble souvent aller de soi que les unités dont on étudie les liens entre elles sont toutes de la même nature : des individus, ou bien des collectifs plus ou moins formalisés. Mais une alliance, par exemple, ne crée-t-elle des liens qu'entre les mariés ou, de proche en proche, avec d'autres parmi leurs parents ? N'est-il pas plus juste de la considérer aussi comme une alliance entre groupes ? Et ne faut-il pas alors éviter de réduire ces groupes, par commodité, à une parenté patrilinéaire (c'est-à-dire patronymique), pour définir plus précisément qui se lie ? Plusieurs études suggèrent ainsi que le rapport essentiel établi par la parenté spirituelle n’est pas celui entre deux individus, mais plutôt entre deux familles ou deux groupes parentaux (Sabean 1998 ; Guzzi-Heeb 2009). Des questions du même type sont trop souvent esquivées dans l'étude des réseaux « bimodaux » tels que les interlocks : les liens y sont-ils créés suivant une logique exclusive soit de choix d'individus par des individus (sélectionnant par exemple des administrateurs de leur famille), soit d'organisations par des organisations (des entreprises d'un même secteur préparant une fusion, par exemple), ou bien n'est-il pas plus plausible que les deux niveaux interagissent ? Les articles de Ginalski et Rebmann le laissent pressentir, mais on pourrait aller plus loin dans l'explicitation de cette question.
Plusieurs questions, donc, qui restent à approfondir, et plusieurs pistes pour des recherches ultérieures : cela nous semble un signe de la fécondité du concept de réseau pour les études historiques et de ses potentialités dans la perspective d’une meilleure compréhension et formalisation de dynamiques sociales complexes.
Bibliographie
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[1] Envoyer la correspondance à : Claire Lemercier claire.lemercier@sciences-po.org
[2] On peut mentionner notamment Erickson, 1997, Castellano et Dedieu, 1998, Wetherell, 1998, Bertrand, 1999, Gould, 2003, Lipp, 2003, Lemercier, 2005, 2012. On y trouvera de nombreux renvois aux travaux évoqués au début de cette introduction.
[3] Voir notamment la “Network Analysis and History Conference”, organisée en 2010 à l'Université de Lausanne et dont sont issus plusieurs textes de ce numéro (<http://www3.unil.ch/wpmu/reseaux2010/conference/program/>), le site “Historical Network Research” (<https://sites.google.com/site/historicalnetworkresearch/>), la liste de discussion “The Networks Network” (<http://groups.google.com/group/the-networks-network>) et la conférence à venir en 2012 à Southampton “The Connected Past” (<http://connectedpast.soton.ac.uk/>).
[4] Il est manifeste qu'elle est encore une barrière en la matière, d'où le rôle d'une revue comme Redes ; il faut saluer les efforts d'Ainhoa de Federico de la Rúa pour coordonner les traductions des textes de ce numéro et en traduire elle-même une grande partie. Les traductions des textes ont été soutenus par le Fonds des Publications de l'Université de Lausanne, les laboratoires FRAMESPA et CERS-LISST de l'Université de Toulouse II et Sciences Po Paris.
[5] Un article de Martin Stuber et Lothar Krempel présenté à Lausanne en 2010 et reçu trop tard pour pouvoir figurer dans ce numéro, “The scholarly networks of Albrecht von Haller and the Economic Society – a multi-level network analysis”, met particulièrement en évidence cette dichotomie en présentant d'abord les chaînes relationnelles effectivement utilisées pour lancer des expériences agronomiques et ensuite des réseaux existant plutôt comme potentiels, fondés sur des correspondances régulières ou des appartenances institutionnelles. Sur la notion de chaîne relationnelle, qui pourrait être particulièrement heuristique en histoire, voir Grossetti et al., 2011.
[6] Sur ces différences entre réseaux comme “tuyaux” et réseaux comme histoires, voir White 2011.
[7] Voir tout spécialement à ce sujet E. Van Young, 2011.